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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/472

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Mais je ne puis songer à analyser ici tout le contenu de ces deux volumes. Je n’ai voulu qu’en dégager quelques renseignemens caractéristiques sur la façon dont s’est recrutée, — et sans doute se recrute encore, — en Russie l’élite de l’armée révolutionnaire. Je ne suivrai donc pas l’auteur dans le long récit qu’il nous fait de son séjour en Suisse et en Savoie, auprès des élèves de Bakounine, ni dans les chapitres où il nous décrit son emprisonnement à Clairvaux et les distractions de toute sorte qu’il y a trouvées : indifférent aux souffrances comme aux privations, on sent que ses prisons lui ont laissé un aimable souvenir de villégiatures, où il a pu se livrer tout entier à la a magique séduction de l’étude. » Et je ne dirai rien non plus de la préface de M. George Brandes, placée en tête de ces Mémoires : étrange spectacle, en vérité, de voir un critique danois présentant au public anglais les souvenirs d’un révolutionnaire russe !

Il y a cependant, dans cette préface, un passage qui mériterait d’être signalé. Établissant un parallèle entre le prince Kropotkine et le comte Tolstoï, « les deux seuls Russes qui pensent aujourd’hui pour le peuple russe, » M. Brandès constate que tout l’avantage est pour le prince Kropotkine, qui non seulement est en réalité le plus pacifique, mais qui « tient en haute estime la science et les savans, » tandis que Tolstoï, « dans sa passion religieuse, » se montre plein de mépris pour l’une et les autres. M. Brandès s’imagine-t-il donc sérieusement que c’est la « passion religieuse » qui empêche le comte Tolstoï de vénérer les savans et de considérer la science comme l’unique source de bonheur pour l’humanité ? Ce serait, vraiment, bien peu connaître l’auteur de Résurrection : et les deux gros volumes du prince Kropotkine sont au contraire l’exemple le plus saisissant du degré de « passion religieuse » que peut inspirer la science, et du danger social qui en peut résulter.


T. DE WYZEWA.