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le genre de probité du mercenaire donnant son sang en échange d’une large paye et d’une substantielle ration, l’hésitation des jeunes gens d’avenir devant la carrière militaire[1], ce que nous savons enfin du peu de considération, en temps de paix, des honnêtes gens pour l’habit rouge, tout cela nous reporte aux beaux élans désintéressés de furie française, aux chevaleresques instincts que rien ne peut complètement étouffer chez nous, à ce don quichottisme du passé qui nous inspira telles guerres dont tous ont profité, sauf nous-mêmes, à la prépondérance enfin, dans nos carrières militaires, la plus humble comme la plus haute, de la vocation, du dévouement, en un mot de l’honneur.

Métier de dupe sans doute ! Mais quand on aura supprimé de la vie les choses surhumaines, elle ne vaudra guère la peine d’être vécue. La dette payée par tous à la patrie, sans aucun gain matériel pour personne, l’impôt du sang accepté par les riches comme par les pauvres, sans exception possible, voilà ce qui manque à l’organisation de l’armée anglaise, dont le mot d’ordre se résume à ceci : servir, un mot qui ne peut avoir de grandeur qu’à la condition que le service n’entraîne pas de profits. L’implacable service anglais commence à la mule qui porte docilement le numéro de sa batterie ; au cheval, arrivé sauvage d’Australie et dompté pour faire un cheval de troupe ; au chameau, chargé des bagages du corps indigène ; à l’éléphant, réduit à traîner les lourdes pièces d’artillerie ; aux bœufs énormes qui le remplacent quand, dans sa sagesse, il refuse d’aborder le feu de trop près ; et lorsque Kipling, qui comprend le langage des bêtes, nous transcrit les propos qu’elles tiennent, nous voyons bien que le devoir d’obéir a pour elles exactement le même sens que pour les hommes qui les conduisent. Ceux-ci obéissent au sergent, qui obéit au lieutenant, le lieutenant au capitaine, le capitaine au major, le major au colonel, le colonel au brigadier, le brigadier au général, le général au vice-roi, serviteur de la Reine comme tous les autres (Servants of the Queen). Et le fonctionnement de cette machine considérable émerveille un émir de l’Afghanistan, peu habitué à l’ordre en aucun genre ; aussi l’invite-t-on avenir, lui aussi, pour son bien, recevoir les ordres du vice-roi. Mais nous ne voyons rien dans tout cela qui soit de nature à inspirer la verve émue

  1. Hésitation qu’exprimait dernièrement en ces termes un grand journal anglais : « Le monde s’offrant à eux comme une huître à déguster, ils jugent que le sabre n’est pas la meilleure arme pour l’ouvrir. »