Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/604

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chancelier en a-t-il perdu la mémoire ? Ou, s’il ne l’a pas perdue, de quelle audace, de quelle inconscience volontaire ne témoigne pas ce fragment de conversation, si étrange, si choquant et stupéfiant, depuis qu’on connaît l’histoire de la dépêche d’Ems ! Pendant le dîner, le Chancelier nous dit : « J’ai une idée favorite relativement à la conclusion de la paix. Etablir un tribunal international pour juger ceux qui ont excité à la guerre : les journalistes, les députés, les sénateurs, les ministres. » Abeken ajouta : « Thiers, indirectement, appartient à cette classe d’individus, surtout par son histoire chauviniste du Consulat et de l’Empire. » Le Ministre dit : « Je voudrais un nombre égal de juges pris dans chaque puissance, et nous serions les accusateurs. Mais les Anglais et les Russes n’y consentiraient pas. On pourrait alors composer le tribunal de ceux qui ont le plus souffert d’eux[1]. »

Il parle de juger ! — « Et nous serions les accusateurs ! » Et nous composerions le tribunal de juges à nous ! — Il dit cela posément, entre deux verres de bière ou deux flûtes de Champagne, et pourtant, cinq minutes après, il dira du même ton : « Ce général (Boyer) est un de ces hommes qui maigrissent subitement sous le coup d’une émotion quelconque. De plus, il a une qualité : il peut encore rougir[2]. » Alors, de pouvoir rougir, c’est une qualité ? Mais lui, l’Homme fort, il n’est pas d’émotion qui le fasse subitement maigrir : il a appris à ne point s’émouvoir ; une seule fois, dans tout son fatras de confidences, Maurice Busch nous le montre humainement ému. C’était à Varzin, un soir de l’automne de 1877. M. de Bismarck, assis au coin de la cheminée, se taisait, contrairement à ses habitudes, et comme absorbé en de secrètes pensées, tout en tisonnant machinalement. Ses amis, autour de lui, respectaient sa méditation, et, eux aussi, se taisaient ; quand, tout à coup, le prince rompit le silence et commença une longue lamentation, se plaignant de n’avoir tiré que peu de joie de toute son orageuse activité d’homme d’État et d’avoir tant travaillé sans réussir à faire un heureux : ni lui-même, ni sa famille, ni les autres ! Quelques-unes des personnes présentes se prêtèrent à l’office de contradicteurs et lui répondirent qu’au contraire il avait fait le bonheur de toute une nation : « Non ! non ! répliqua-t-il : j’ai fait beaucoup de malheureux. Sans moi, trois grandes guerres n’auraient pas eu lieu ; 80 000 hommes ne seraient pas

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 170, vendredi 14 octobre.
  2. Ibid., p. 172.