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conviction qu’on ne peut prendre la responsabilité de guerres même heureuses que si elles sont imposées, et qu’on ne peut essayer de deviner le jeu de la Providence pour devancer l’évolution historique d’après des calculs personnels[1]. »

Juger de l’occasion, choisir l’heure, décider que l’évolution est accomplie, n’est du reste pas chose aisée : « Examiner si une détermination est juste, s’il est juste de maintenir et d’exécuter ce que, en se fondant sur de faibles prémisses, on a reconnu comme utile, cet examen vous use et vous anéantit, quand on est consciencieux et loyal. La fatigue augmente encore par ce fait qu’en politique il se passe un temps fort long, souvent plusieurs années, avant qu’on soit convaincu soi-même que ce qu’on voulait et ce qui est arrivé était juste ou non. Ce n’est pas le travail qui use, ce sont les doutes et les préoccupations, et aussi le point d’honneur, la responsabilité, alors que, pour la soutenir, on ne peut invoquer autre chose que sa conviction et sa volonté[2]. »

Et cependant, il faut vaincre ses préoccupations et ses doutes : il faut avoir la hardiesse d’invoquer sa volonté et sa conviction ; il faut mettre son point d’honneur à savoir prendre à temps la responsabilité, laquelle consiste également à faire ou à ne pas faire et peut être aussi lourde et plus lourde pour n’avoir pas fait que pour avoir fait : « Ne laisse point passer, après une si longue attente, ce jour de rédemption. Tu ne saurais trouver une meilleure occasion que celle-ci… Ce sera la guerre, mais une grande justice est avec toi ; car la guerre est juste, quand elle est nécessaire… »

Si maintenant une guerre est nécessaire, et si par suite une grande justice est avec l’homme d’Etat ; s’il ne saurait trouver une occasion meilleure ; si le jour qui se lève est un jour de rédemption, et si par conséquent il doit agir, parce que la plus lourde responsabilité consisterait alors à ne pas agir, c’est encore le sens pratique et positif, le sens de l’utile qui lui permet d’en décider, en élargissant, en étendant jusqu’aux extrêmes limites de l’intérêt national sa notion de l’utile : « Pendant que j’étais au pouvoir, j’ai conseillé trois guerres : celle avec le Danemark, celle de Bohême, et celle avec la France ; mais, chaque fois, je me suis bien demandé si, en cas de victoire, le prix de la lutte

  1. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 110.
  2. Ibid., p. 186.