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compenserait les sacrifices que toute guerre impose… Si, pour l’une ou l’autre de ces guerres, j’avais eu un doute sur les avantages que nous pourrions tirer des conditions de paix après la victoire, je n’aurais guère consenti de si grands sacrifices pour arriver à un résultat si peu important. Quant aux querelles internationales qui ne peuvent être vidées que par une guerre de peuple à peuple, je ne les ai jamais envisagées au point de vue des statuts corporatifs de Gœttingue ou du code du duel dans les questions d’honneur privé ; mais j’ai toujours considéré si de pareilles guerres servaient ou compromettaient le droit qu’a le peuple allemand d’avoir, comme les autres grandes puissances de l’Europe, une vie politique autonome, fondée sur les ressources et les moyens dont notre nation dispose[1]. » En dépit donc des hésitations, des doutes, et de la fatigue d’âme qu’il confesse et qu’il déplore, si Bismarck s’interroge, il ne se demande jamais : Suis-je bien sûr ? Ai-je bien le droit ? mais : Est-ce bien utile ? Cela servira-t-il sûrement le droit du peuple allemand ? Cela est-il en rapport avec ses ressources ? En ai-je le moyen, — par tous les moyens ? — Car, posée en ces termes, la question peut être douloureuse et angoissante encore, et celui qui se la pose peut redouter de se tromper ; mais, quand il la résout par l’affirmative, rien du moins ne le retient, ne le lie ni ne le paralyse plus : il n’a qu’à aller droit devant lui, jusqu’au bout, au bout de sa force, au bout des forces de la nation, au bout de ce qui est utile à la nation.


III

La responsabilité de l’homme d’État réside ainsi, selon M. de Bismarck, dans le discernement du plus grand utile possible et de l’utile le plus général, et quant au choix des moyens, il n’y a guère pour lui de responsabilité. De ce point de vue pratique et positif, l’homme d’État s’étant professionnellement placé dans une position d’amoralité systématique par rapport à la commune morale, les pires choses peuvent être les « meilleures, » puisqu’il se peut que ce soit d’elles qu’il tire le plus grand utile d’État. — « C’est plus qu’un crime, disait l’autre, c’est une faute. » — En morale, il y a des crimes, qui s’expient ; en politique, il y a des

  1. Pensées et Souvenirs, I. Il, p. 316-317.