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le levier. Ni avec l’une ni avec l’autre, tant qu’il fut au pouvoir, il n’entra jamais en conflit direct ; il ne fronda jamais contre le Roi, mais seulement contre la Reine, les princesses et les courtisans ; ni jamais contre le peuple, mais seulement contre les Chambres. Les vivacités que parfois peut-être il se permit à leur égard furent elles-mêmes voulues et calculées ; car il se rappelait que « la fortune est femme, qu’on ne la soumet pas sans la secouer et la battre, qu’elle aime mieux ceux qui lui manquent de respect que ceux qui la respectent trop[1], » et, d’instinct, il avait deviné que, dans les rois et dans les peuples, de qui dépend la fortune des hommes d’Etat, il y a toujours sous ce rapport on ne sait quoi de féminin.

Il en sentit pourtant le double joug. Tant de comptes à rendre ! tant de raisons à donner ! Cette contrainte, cet assujettissement lui fut insupportable. « Si seulement, durant cinq minutes, je pouvais dire : Je veux ceci ! et le dire sans avoir à redouter quelque empêchement ! Que je voudrais n’être plus obligé d’expliquer, même dans les choses les plus simples, le pourquoi et le but de mes actions ! Mais je dois parler et implorer continuellement[2] ! » Ainsi gémissait sur lui-même l’homme qui, durant plus d’un quart de siècle, a été le maître des hommes ; oui, Bismarck, lui qui, pendant vingt-cinq ans, tint sous son genou et à ses pieds l’Europe, il demandait amèrement à être libre pendant cinq minutes ; » et lui qui mettait sa gloire à mener en troupeau les nations par la force, d’être mené par une force invisible, insaisissable et inéluctable, par la force fatale des : Il faut, l’irritait. « Le mot : Il faut ! revient si souvent dans ma vie que j’en viens rarement à dire : Je veux[3] ! »

Mais quelle erreur, et comme l’homme qui se connaît le mieux se connaît mal ! Il se peut en effet que Bismarck n’ait pas pu dire : Je veux ! autant qu’il l’eût voulu, mais il a pu vouloir autant qu’il a voulu, et vouloir tout ce qu’il a fallu : il est, toute sa personne fut et toute sa vie fut un triomphe de la volonté. Pour le voir à n’en pas douter, il suffit de rapprocher, de ce qu’il a voulu être, ce qu’il était naturellement ; de l’homme d’Etat, l’homme privé ; et du Bismarck historique, le Bismarck d’avant l’histoire ou d’à côté de l’histoire.

  1. « Perché la fortuna è donna, ed è necessario, volendola tenere sotto, batterla ed urtarta… » Le Prince, ch. XXV.
  2. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 221, mardi 8 novembre.
  3. A sa femme, pendant un voyage en France. Octobre 1864. A. Proust, Le prince de Bismarck, p. 176.