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Celui-ci, le second, qui est le Bismarck primitif, ne cesse de s’affirmer en bon chrétien ; son perpétuel souci est de décorer toujours de mobiles religieux jusqu’aux actes qu’on dirait, par eux-mêmes, étrangers ou même contraires à tout sentiment religieux : il paraît bien que ce fut chez lui plus qu’un faux semblant et que dans sa foi, comme ailleurs, il conservait sincèrement et solidement la tradition prussienne. Par-dessus tout, ce Bismarck-là tint à passer pour bon époux, bon père, bon frère, et ne négligea rien pour l’être. Il goûta vivement et ressentit profondément la douleur des siens. Envers sa femme, il se montra le plus aimant, le plus galant, le plus empressé des maris et (quoiqu’il abominât toutes celles, princesses ou non, qui se mêlaient de politique et qu’il ne se gênât pas pour le dire crûment), le plus poli des hommes envers les femmes, mais d’une politesse à lui, qu’il qualifiait de « politesse du cœur, » la déclarant spécifiquement allemande et, comme telle, supérieure, fût-elle moins élégante dans ses manières ou moins raffinée dans ses expressions.

Toute sa vanité fut d’être un exact, sévère et parfait économe, toute sa distraction et tout son plaisir d’administrer ses terres et défaire prospérer sa maison. À même de spéculer sûrement, il ne se laissa ni toucher ni tenter seulement par la spéculation. Intéressé et personnel, il prit bien garde, dans les affaires publiques, d’être effleuré par un soupçon d’intérêt personnel. L’existence officielle lui était à charge, il le dit du moins, l’écrivit, et le crut. Très vite et de très haut, il avait jugé le métier ; il ne se laissa point piper aux titres, prit de bonne heure en haine les flatteurs et les sots, tous ces gens « mous, changeans et sans ressort » qui bourdonnent dans les bureaux et dans les antichambres, fuit avec horreur les curiosités indiscrètes, détesta la phrase et la « pose, » l’ostentation et la représentation, la forfanterie et le cabotinage, ne se vanta jamais au-delà de ce qu’il pouvait, et ne se mentit point en se persuadant qu’il ne restait aux affaires que « par une funeste habitude du travail, » puisque le pouvoir, pour lui, se confondait avec le plus incessant, le plus exigeant, le plus absorbant travail, et un travail « assis, » qu’il faisait profession de ne pas aimer. Grand mangeur, grand buveur, grand chasseur, grand campagnard et grand forestier, pour abattre à force de fatigue ses nerfs trop comprimés qui de temps en temps se rebellent, ce géant — qui le croirait ? — a des faiblesses de femme et des détentes d’enfant. Il est impressionnable, susceptible,