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passe quelques jours dans de doux liens, puis s’arrache, et, grisé d’amour et d’ambition, emportant comme talisman le portrait de sa jeune femme, vole au combat. Il montrait une impatience fébrile à vaincre, pour revenir ensuite, paré d’une gloire nouvelle, et jeter dans la balance le poids de son épée. Il acceptait certainement de faire le coup ; ce qui est moins sûr, c’est qu’il se subordonnât entièrement à Siéyès et voulût travailler pour le compte exclusif de la faction bourgeoise. Auprès de Gohier, il ne s’était pas gêné pour médire de Siéyès ; il affectait un républicanisme exalté et, d’autre part, se laissait approcher par les émissaires du prétendant. Voyant la France à prendre, il se demandait sans doute s’il s’en saisirait au profit d’autrui ou la garderait pour soi, s’il se ferait l’instrument d’un parti ou l’arbitre entre tous.

Pour Siéyès, l’essentiel était de tenir au pouvoir jusqu’au retour triomphant de Joubert, afin d’être encore là pour l’attirer dans la place et lui faciliter l’effraction. Il se mit à lutter contre les Jacobins par les moyens légaux, avec plus de courage qu’on n’en eût attendu de sa part.

Le roulement établi entre les directeurs l’avait fait pour trois mois leur président ; il avait ainsi qualité pour représenter en public la magistrature suprême et parler en son nom. L’anniversaire du 9 thermidor et celui du 10 août lui donnèrent occasion de se manifester. À ces deux dates, il était d’usage de célébrer au Champ de Mars une fête commémorative, avec défilés solennels, musique, salves d’artillerie, hymnes patriotiques, évolutions militaires, parfums brûlant autour de l’autel de la patrie et décor pseudo-romain. Les directeurs, en grand costume, prenaient place en avant des autorités sur des sièges massifs et tout dorés, sur « des espèces de trônes, » et le président, débitant un discours au nom de ses collègues, parlait alors à la France. Le 9 thermidor, mais surtout le 10 août, Siéyès lança contre les Jacobins et anarchistes un réquisitoire acerbe, une véritable déclaration de guerre.

Plus pratiquement, il visait à s’assurer des positions indispensables à quiconque veut en France changer le gouvernement à l’aide de l’armée : le commandement de Paris et le ministère de la Guerre. Les titulaires de ces deux postes, Marbot et Bernadotte, étaient actuellement inféodés aux Jacobins. Siéyès fit remplacer Marbot par Lefebvre ; ce n’était qu’un demi-succès, Lefebvre étant