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s’engouffrant dans une cheminée[1]. » Souvent Bismarck, — comme il avait à la tribune des trouvailles d’expression auxquelles pour ainsi dire tout le discours s’accrochait, — a de ces coups de crayon qui parfois balafrent le papier, mais dont l’œil ne se détache plus. Par-ci par-là, il s’amuse à la caricature, et sa gaieté, sa verve un peu grosse, s’y donnent librement carrière : Mésaventures d’un voyage entrepris un jour néfaste (dies nefastus. N. N. te dira ce que cela signifie.) « A Giessen, je suis tombé sur une chambre où il faisait un froid de chien : trois fenêtres qui ne fermaient point, un lit trop court et trop étroit, des murs sales, des punaises ; un café atroce, je n’en avais jamais pris d’aussi mauvais. A Guntershausen, des dames sont montées, et il a fallu cesser de fumer : c’était une dame d’affaires de haut étage (N. N. te dira ce que c’est), avec deux chambrières et une pelisse de zibeline. Elle parlait tour à tour, avec un accent anglo-russe, l’allemand, un très bon français, un peu d’anglais ; mais c’était, à mon avis, une naturelle de la Reitzengasse de Berlin, et l’une des chambrières était sa mère, ou une ancienne associée dans sa profession (N. N. te dira… etc.) » Et la série noire continue : accident de locomotive, rencontre d’un fâcheux, retard, et correspondance manquée ; pour finir, mauvais gîte et souper détestable : « Un gendarme se promène de long en large dans la salle et d’un air soupçonneux toise ma barbe, tandis que je m’ingurgite un beefsteak moisi. Je joue vraiment de malheur, mais j’avalerai encore un reste d’oie, je boirai un peu de porto par-dessus, puis j’irai me mettre dans les draps[2]. »

Et ce ne sont que quatre citations entre cent qui s’offrent d’elles-mêmes ; mais n’en est-ce pas assez pour faire ressortir ce trait encore de la physionomie de Bismarck : il sent la nature, il l’aime, il a le goût de la décrire ? — C’est un trait de sa physionomie, et non peut-être le moins original ou le moins caractéristique. Qu’on nous montre, en effet, parmi les politiques et les diplomates, parmi ceux-là surtout qui ont ou qui eurent à la fois le mal de l’action et la passion de la force, qu’on nous en montre un autre qui ne soit point passé indifférent dans la nature sans la regarder et sans songer à rendre une impression qu’il n’a d’ailleurs pas subie. Ce n’est point un Talleyrand ou un Metternich ; c’est encore moins un Richelieu, et encore bien moins un

  1. A Mme de Bismarck. De Szolnok, 27 Juin 1852. — Voyez A. Proust. Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 61.
  2. A Mme de Bismarck. De Halle. 7 Janvier 1852. Ibid., p. 49-50.