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Napoléon. Quel est donc celui qui disait : « Je ne ferais point un pas pour voir un site ou un monument, mais je ferais des lieues pour voir un homme ? » Mais Bismarck, au contraire d’eux tous ou presque tous, regarde la nature, en subit des impressions, et se plaît à les traduire.

L’expliquera-t-on par la race et le milieu, et se contentera-t-on de répondre que c’est, en lui, le dépôt ou le fond allemand ? Il faudrait nous montrer alors un autre grand politique allemand, Allemand de Prusse ou de Poméranie, stockprenssich, chez qui ce fond ou ce dépôt remonte aussi souvent à la surface et s’épanche aussi largement ; et, nous l’eût-on montré, qu’il faudrait nous montrer après pour combien, dans cet amour de la nature, chez Bismarck, entre le fond, allemand, et pour combien le coefficient personnel. Il nous suffit, quant à nous, de constater que, dans sa correspondance familière, M. de Bismarck fut « un descriptif ; » et s’il ne le fut pas dans sa correspondance diplomatique, si celle-ci est d’une précision sèche, froide, brève, raide, qui ne s’égare ni ne s’attarde pas, c’est donc tout simplement qu’il eut deux styles. Mais si le style, c’est l’homme, et s’il eut deux styles, nous voilà ramenés par là aussi à la conclusion où tout nous ramène, et c’est donc qu’il fut deux hommes : l’un qui eut toutes les sentimentalités, — y compris le sentiment de la nature, — et l’autre qui n’en eut aucune, ou plutôt qui volontairement, en vue d’une œuvre plus grande que lui, pour travailler avec l’insensibilité des forces qui refont le monde, les étouffa toutes en lui, — y compris, à ce qu’on put croire, le sentiment de l’humanité.


V

Sans doute, pour que la figure du second de ces deux hommes, de l’homme privé, fût complète, poussée jusqu’à ses tics et jusqu’à ses verrues, s’il est permis d’ainsi parler, on y devrait encore mettre quelques touches. Car, avec tout cela, ce fut, par exemple, un chasseur intrépide et, malgré des chutes nombreuses, un incorrigible cavalier. Il aima la nature, moins pour jouir de sa beauté que pour y agir : il ne la vit jamais sans s’y incorporer ; toujours il s’ajouta lui-même, et lui en mouvement, à la nature. De ses trophées de chasse, des ramures et fourrures de bêtes abattues par lui, il eût pu faire à tous ses manoirs, comme c’est l’usage en certains châteaux de Russie et de