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de nos communes misères. Et cependant elles ne l’épargnèrent pas : la maladie le visita souvent, et ce Barberousse eut des nerfs de petite femme. Qui croirait que ces yeux clairs, ces yeux d’un très pur et très dur métal, restés, à soixante-dix-huit ans, aiguisés, affilés comme des pointes d’épées, — ces yeux obsédans du portrait de Lenbach, — qui penserait qu’ils aient jamais pleuré ? Et cependant nous savons de Bismarck lui-même qu’à chaque tournant de sa vie, il eut de vraies crises de larmes ; il en eut à la veille du « Fürstentag » de Francfort et au lendemain de Sadowa[1]. Il eut des détentes de tout l’être, aussi profondes que haute avait été la tension de cet être gigantesque.

Colères et dépressions soudaines, sans raison, sans motif ou pour le plus futile motif : de mauvais papier, une mauvaise plume l’agacent au point de lui donner des crampes[2]. De longues insomnies le surexcitent tour à tour et le prosternent ; il s’irrite alors ou se désole, et on ne le calme qu’avec une musique, — du piano ! — qu’il accompagne en chantonnant[3]. Comme il a ses faiblesses physiques, il a aussi ses faiblesses morales : car nul n’échappe à la commune loi. Il raille la superstition, mais il est très superstitieux : « Affaires faites le vendredi, décisions prises le vendredi. » Ne rien faire le 14 octobre, c’est le jour de Iéna et de Hochkirchen ; de plus, en 1870, c’est un vendredi. Il est gêné quand on est treize à table. Il annonce gravement la date de sa mort, et si l’on n’a pas l’air d’y croire : « Je le sais, affirme-t-il, c’est un nombre mystique[4]. » Et, parce que l’homme fort a ses faiblesses, l’homme terrible a ses terreurs. Parce qu’il y a beaucoup d’amour autour de lui, il y a autour de lui beaucoup d’inquiétudes, plus d’une fois beaucoup d’angoisses. Mais, les unes et les autres, il les endort par sa volonté, dans sa foi : « Aie confiance en Dieu, mon cœur, tous les chiens qui aboient ne mordent pas[5]. »


« Si je n’avais pas eu confiance en Dieu, vous n’auriez pas eu en moi le chancelier que j’aurai été. Si je n’avais pas eu la foi, je n’aurais pas eu la volonté, et vous n’auriez pas l’Allemagne. »

  1. Pensées et Mémoires, t. Ier, p. 423, t. II, p. 51.
  2. Voyez A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 178.
  3. Voyez M. Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 103, 176, 202.
  4. Ibid., p. 171, 277. 280.
  5. A Mme de Bismarck. De Berlin, 27 octobre 1863. — Voyez A. Proust, p. 185.