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Bohême, une étrange et sauvage décoration : les bulletins de ses journées sont rédigés comme des bulletins de victoire[1]. Grand chasseur et grand cavalier, par une sorte de conséquence, il fut également grand mangeur, très occupé de cuisine, même quand il avait bien d’autres et de bien autres occupations : de goûts, pour tout dire, assez paysans, plus sensible à la quantité qu’à la délicatesse des mets ; traitant, dit sa légende d’étudiant, un accès de fièvre par deux livres de saucisson[2] ; gourmand par-dessus tout de jambon, d’œufs durs et de brustkern, de poitrine de bœuf fumée ; et, de même que, chez Bismarck, le gentilhomme fermier, le junker, survit au ministre d’Etat, de même, chez lui, au « régime des truffes » de Francfort, survivait le « régime des pommes de terre » de Kniephof et de Jarchelin. Grand buveur autant que grand mangeur, son verre est un hanap, une de ces cornes de cerf qui tiennent trois quarts de litre et qui se doivent vider d’un trait.

Il s’est fait faire une coupe, dans le pied de laquelle l’orfèvre a serti les insignes des ordres russes, qu’il a tous ; pour s’assurer de sa capacité, il y verse deux bouteilles de Champagne : « Le boiriez-vous. Altesse ? lui demande un de ses hôtes ? — Plus maintenant ! » répond-il, après l’avoir comme mesurée de l’œil, et sur un ton de regret. Toute affaire se discute et se conclut en buvant : pour un peu, M. de Bismarck dirait que savoir boire est un devoir professionnel du parfait diplomate[3]. Bien qu’une espèce de gageure s’y soit mêlée, et que d’ailleurs l’on ait exagéré là-dessus, il a des facultés et des habitudes d’un autre âge ; il y a en lui quelque chose d’énorme, qui évoque l’ancienne Allemagne, et qui ne s’affaisse pas avec la vieillesse. Voyez le portrait casqué que Lenbach a fait du prince à soixante-dix-huit ans, en 1893 ; il surgit en quelque manière du cadre qu’il emplit et déborde, droit comme s’il était maintenu par un corselet d’acier, et comme taillé dans un bloc. C’est de la force encore jaillissante, c’est la force encore épanouie, et vainement on cherche : il semble qu’on ne trouve pas, dans cette cariatide qui, un quart de siècle, a porté une nation et un empire, où l’on pourrait relever la trace d’une de nos communes fatigues, de nos communes faiblesses,

  1. Voyez A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 91. 92. 94, etc.
  2. Voyez Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 176, 177, 202, 288.
  3. Ibid., p. 228-229, 276.