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cette différence que le penseur, ordinairement, s’épuise davantage. C’est ce qu’il est difficile de faire comprendre au maçon, car il juge tout d’après les efforts visibles. Il ne commence à entrevoir la fatigue des « ouvriers de la pensée » que si on lui impose à résoudre quelque problème sur lequel il use en vain son attention et dont il ne retire qu’un violent « mal de tête ! »

Si l’effort mental intense et continu est, de tous, le plus pénible, c’est qu’il est le moins naturel : le développement intellectuel n’est-il pas une acquisition de l’humanité relativement récente ? L’homme qui pense est, en une certaine mesure, « un animal dépravé. » Voyez quelle difficulté éprouve un enfant à faire attention, surtout quand il s’agit d’idées et, plus encore, d’idées abstraites ! On reconnaît bien qu’il y a là une puissance surajoutée, par cela même délicate et instable[1]. Au contraire, se livrer à un exercice des muscles qui demeure au-dessous des forces, ce n’est nullement épuiser sa santé, c’est l’entretenir. Un tel travail, dit M. Liesse, « fait fonctionner l’organisme et répond à l’usage normal pour lequel cet organisme a été constitué »[2]. Le travail mental, au contraire, est dangereux dans ses résultats, s’il n’est compensé en partie par des exercices musculaires simples, qui activent le fonctionnement de certains organes inutilisés par suite de l’immobilité du corps. Darwin ne pouvait travailler qu’en ménageant avec le plus grand soin ses efforts cérébraux. Il écrivait le matin quelques heures, puis n’occupait plus son esprit pendant tout le reste de la journée, sinon à des distractions peu absorbantes. Il se livrait à un exercice musculaire modéré et faisait notamment de nombreuses promenades. Toutes les fois qu’il voulait enfreindre cette règle, l’effort intellectuel lui causait des vertiges et l’obligeait à de longs repos.

La nature et la valeur du travail mental a toujours été la grande pierre d’achoppement du collectivisme. Marx a fait un effort subtil pour déguiser la difficulté sous les termes les plus ambitieux et les plus obscurs. A l’entendre, le travail mental « n’est qu’un travail qualifié, » ce qui veut dire, sans doute, que l’on y considère la qualité et non plus seulement la quantité de l’effort. Mais alors, que deviendra le « matérialisme économique ? » Pour sauver le système, il faut réduire la qualité intellectuelle du travail à sa quantité matérielle. Qu’à cela ne tienne ! Ce grand

  1. Voir, sur ce sujet, Th. Ribot, Psychologie de l’attention ; Paris, Alcan, 1892.
  2. André Liesse, le Travail aux points de vue scientifique, industriel et social, p. 28.