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sachant que les saillies qui charmaient et exaltaient les salons n’arrivaient pas au public dont nous avions à tenir compte, si, de ce centre effervescent de haine et d’esprit, n’avait émergé un jeune Athénien, exquis, de toutes manières hors pair, Prévost-Paradol.


VI

Il était fils d’une actrice en renom et légalement d’un ancien commandant du génie maritime. Il n’avait d’abord marqué au collège que par son indifférence obstinée. En rhétorique et en philosophie, il se révèle en emportant les prix d’honneur ; à l’Ecole Normale, il se place à la tête d’une promotion dont faisaient partie Gréard, Taine, About, Sarcey. Il fut entraîné un instant, sans s’y fixer, vers les études philosophiques, et il en retint le culte de Spinoza, qui resta le maître de sa pensée, même quand il fut revenu aux lettres. Il se fatigue de l’enseignement secondaire, « laide carrière, disait-il, pleine de dégoût et sans avenir, » et il se décide à chercher fortune dans la politique et les lettres. En 1851, il était couronné par l’Académie française pour l’éloge de Bernardin de Saint-Pierre. « Victoire, écrivait-il à son ami Gréard[1] : j’ai le prix tout seul, tu l’entends bien, tout seul. Es-tu en état de me faire dîner au Palais-Royal ? J’ai douze sous à moi. » Nonobstant sa pauvreté, il épousa une ravissante Suédoise, qui lui apporta beaucoup de beauté, une grande élévation de sentimens, mais nulle fortune. Survinrent de charmantes filles. Il fit vivre tout ce monde en donnant des leçons. Il travaillait aussi pour les librairies : Hachette lui commanda une Histoire universelle.

C’est à qui s’empresserait à l’aider. Il n’avait qu’à se montrer pour plaire et surtout pour intéresser. Mince, élégant, il mettait dans ses propos et ses mouvemens une grâce captivante qui avait quelque chose de fier, presque d’altier : on sentait qu’il retenait plus qu’il ne donnait. Ses camarades ont raconté qu’à l’École normale, quand il pouvait choisir sa place, il préférait l’extrémité de la table afin de n’avoir pas de voisins. Ses yeux pleins de feu animaient « de leur pétillante jeunesse la gravité précoce de sa physionomie mobile. » Il séduisit Mignet, Villemain, Thiers, se lia avec Renan, le grand Renan, disait-il, soutint en Sorbonne

  1. M. Gréard nous a donné sur Prévost-Paradol une étude où l’on retrouve toutes les qualités supérieures de grâce, de beau style, d’élévation qu’il loue dans son ami.