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Bonaparte voulait la France ; il la voulait impétueusement et entendait la garder, mais comprenait que le meilleur moyen de fonder son gouvernement serait de gouverner pour tout le monde. L’étroit édifice où ses alliés prétendaient l’enclore, il était résolu à l’aérer, à l’élargir, à le faire assez ample, assez haut, assez magnifique pour que la France entière pût y trouver abri. En attendant, traitant avec les oligarques et faisant d’eux le pivot de son entreprise, il ménageait les Jacobins, qui croyaient encore au « général de vendémiaire, » et il ne conduisait point les royalistes ; il donnait de l’espoir à chaque faction et les trompait toutes, au profit de ses ambitions et de la France, se laissant porter au pouvoir par un grand malentendu, doublé d’un universel prestige.

Eblouies de sa gloire, retombées d’ailleurs à leur atonie, les masses laisseraient faire. La classe bourgeoise serait au premier qui lui accorderait pour don de joyeux avènement le retrait des lois spoliatrices des biens et persécutrices des personnes. Les soldats, qui ne voulaient au pouvoir que « des républicains de bonne trempe, » n’eussent pas obéi à Siéyès ; à peine eussent-ils obéi à Moreau, dont la conduite en fructidor leur avait paru suspecte ; ils obéiraient à Bonaparte, parce que celui-là personnifiait à leurs yeux la République triomphante et glorifiée.

Le peuple, qui suivait son idée, en venait à se figurer que le conquérant de l’Italie n’aurait qu’à regarder la coalition en face pour la faire se dissoudre ; il s’imaginait que Bonaparte, ce serait la paix. On eut soin de l’entretenir dans cette illusion[1]. Tout s’accomplirait d’ailleurs en dehors de lui et par-dessus sa tête. La classe populaire devait prêter plus tard au Consul un concours

  1. Bonaparte fit composer pour la rue, par le poète Arnault, une chanson où il était fortement question de paix.
    Les sentimens de la population se manifestèrent de façon frappante au lendemain du coup d’État. Après les journées des 18 et 19 brumaire, le 20 au soir, les résultats furent proclamés aux flambeaux et avec beaucoup de solennité, dans chaque arrondissement, par les autorités municipales, escortées de gardes nationaux et de soldats. Le procès-verbal de cette cérémonie, pour l’un des quartiers du centre, nous a été conservé. On y lit : « C’est au milieu des acclamations générales, des cris mille fois répétés de Vive la République, de Bonaparte, de la pain, que le commissaire du pouvoir exécutif a fait la publication de la loi du 19 brumaire aux divers endroits et carrefours... L’enthousiasme surtout était manifesté avec une sorte d’explosion à l’annonce des intentions du gouvernement régénéré pour la paix (une phrase avait été insérée à cet effet dans le texte proclamé), et plus d’une fois le commissaire, interrompu par les applaudissemens et les cris de « VIVE LA REPUBLIQUE », a été obligé de répéter cette disposition bienfaisante... » Ce document est tiré des précieuses archives de M. Gustave Bord.