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vous ne manquez pas une occasion de citer comme le premier de nos poètes lyriques un écrivain qui, avec tout son talent, n’est pas même le moins du monde un poète lyrique. »

Cet écrivain est Henri Heine : et le fait est que nous nous accordons, en France, à le tenir pour le premier des poètes lyriques allemands du XIXe siècle. Mais à supposer qu’il ne le soit pas, notre illusion sur son compte peut trouver plus d’une bonne raison pour se justifier. Et, tout d’abord, cette illusion nous a été suggérée par Henri Heine lui-même. C’est lui-même qui, dans toutes les éditions françaises de ses œuvres, nous a renseignés sur sa valeur et son rôle poétiques. « On est beaucoup quand on est poète, — écrivait-il, par exemple, dans l’épilogue français de l’Allemagne — et surtout quand on est un grand poète lyrique parmi ce peuple allemand qui, en deux choses, la philosophie et la poésie lyrique, a surpassé toutes les autres nations. Je ne veux pas, avec la fausse modestie inventée par les gueux, renier ma gloire. Aucun de mes collègues n’a conquis le laurier de poète à un âge aussi jeune que moi ; et, si mon compatriote Wolfgang Goethe chante avec complaisance que le Chinois, d’une main tremblante, peint sur verre Werther et Charlotte, je puis, de mon côté, pour continuer sur la même gamme ethnographique, opposera cette réputation chinoise une réputation japonaise : car un Hollandais m’a raconté naguère qu’il avait appris l’allemand à un jeune Japonais qui, plus tard, avait fait imprimer mes poésies en traduction japonaise, et que c’avait été le premier livre européen qui eût paru dans la langue du Japon. » Comment ne pas croire un poète qui nous parle de sa gloire en des termes aussi nets et aussi ingénus, qui ajoute que « toutes les roses de Schiras s’épanouissent pour lui, » et qui se compare au poète lépreux de la Chronique de Limbourg ? « Ce poète avait composé des chansons plus douces et plus charmantes que toutes celles dont on avait eu connaissance auparavant dans les pays germaniques ; et jeunes et vieux, surtout les femmes, en raffolaient jusqu’au délire, de sorte que, du matin au soir, on les entendait résonner. » Comment ne pas croire un poète qui nous offre, en même temps, la traduction française de ses poèmes, et dont les poèmes, ainsi dépouillés de leur forme poétique, tout de suite nous amusent, nous charment, et nous émeuvent, tandis que les poèmes des plus fameux de ses compatriotes, depuis Gœthe jusqu’à Lenau, perdent pour nous tout intérêt dans une traduction ?

Peut-être, en effet, Henri Heine est-il le plus grand des poètes allemands. Mais c’est en tout cas chose certaine que la plupart des lettrés allemands ne partagent point, sur lui, l’opinion de l’unanimité de leurs