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nous plaisons à croire que leurs animosités étaient d’une espèce plus haute, et que Dante lui-même, qui a peuplé son Enfer de ses ennemis et de ses rivaux, aurait hésité à y reléguer parmi les voleurs un parfait honnête homme, coupable seulement de ne pas admirer ses talens de poète.


Je ne puis pas dire, cependant, que l’impression qui se dégage du livre de M. Karpeles soit tout à fait défavorable pour Henri Heine. Certes, ni M. Karpeles, ni aucun de ses confrères ne parviendront jamais à nous représenter le cynique railleur du Voyage d’Hiver comme ressemblant, même de loin, au type idéal de l’artiste allemand, bon ami, bon patriote, guidé dans tous ses actes par une haute et profonde notion du devoir. Mais, sous cette fausse image qu’en vain ils s’ingénient à rendre vraisemblable, les documens qu’ils nous citent nous laissent entrevoir la vraie figure du poète ; et nous avons le sentiment que cette figure ne demanderait qu’à être dessinée par un habile portraitiste pour avoir, en somme, de quoi nous toucher. Nous avons le sentiment que le caractère et la vie de Heine nous apparaîtraient sous un jour moins fâcheux, si sa biographie avait pu être écrite par un poète, et non point par des érudits ou des hommes d’affaires. Un poète n’aurait pas cherché à affubler Heine de vertus que, trop évidemment, il a toujours ignorées ; il ne se serait pas mis en peine de dissimuler chez lui des vices qui éclatent aux yeux, ni de les excuser par des considérations qui n’ont guère pour effet que de les aggraver. Il se serait résigné à la réalité, mais en s’efforçant de la faire revivre. Et, à voir ainsi Henri Heine vivant et réel, devant nous, peut-être n’aurions-nous pas pu nous défendre, sinon de l’aimer, au moins de le plaindre, et d’éprouver pour lui une indulgence mêlée de sympathie. Car ce « bon haïsseur » n’était pas un méchant homme ; et, surtout, c’était un pauvre homme, dont toute la vie n’a été qu’une longue suite de malchances et de déceptions.

Ses malheurs, à dire vrai, ne semblent pas avoir jamais eu rien de bien poétique. Jamais Heine ne semble avoir sérieusement connu les souffrances du cœur, ni celles de l’esprit. Mais c’est qu’il avait d’autres désirs que ceux que nous sommes accoutumés de prêter aux poètes : et à la réalisation de ses désirs il mettait toute son âme, de telle sorte que peu de poètes ont souffert plus que lui. Il avait désiré, d’abord, devenir le mari d’une de ses cousines, fille du plus riche banquier de Hambourg : sa cousine avait refusé de se marier avec lui. Il avait ensuite désiré obtenir une chaire à l’Université de Munich : c’était