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l’infortuné Massmann qui l’avait obtenue. Il avait désiré gagner un million en spéculant sur le Gaz de Prague ; il n’avait fait qu’y perdre tout l’argent qu’il avait. Il avait désiré garder, pour en tirer profit dans ses vieux jours, ses manuscrits de poèmes, de romans, et de drames ; l’incendie de Hambourg les lui avait détruits. Il avait désiré hériter de son oncle : les fils de son oncle non seulement avaient refusé de partager avec lui l’héritage de leur père, mais lui avaient supprimé jusqu’à sa pension. Toute sa vie, à l’étudier de près, n’est faite que de déboires pareils à ceux-là. Et, précisément parce qu’il n’avait pas de désirs plus hauts, ces déboires l’atteignaient et le blessaient au vif. Peu de poètes, à coup sûr, ont souffert plus que lui, sans compter qu’en sa qualité de poète, il était plus apte à souffrir que le reste des hommes. Combien la souffrance était chez lui profonde et cruelle, c’est ce que prouvent assez la persistance de ses haines et la férocité de ses représailles. Et les sarcasmes qui remplissent son œuvre ne nous toucheraient pas autant qu’ils le font si, dans chacun d’eux, nous ne retrouvions sous la moquerie quelque chose comme l’écho d’un cri de douleur.

Voilà ce qu’auraient dû nous expliquer ses biographes, au lieu de chercher à nous faire oublier ses faiblesses en nous affirmant, par exemple, qu’il adorait sa mère. Et du même coup ils nous auraient renseignés sur le véritable caractère de sa poésie. Car un homme qui sait souffrir autant qu’a souffert celui-là ne saurait être simplement un mystificateur. Peut-être, en effet, Heine n’a-t-il pas éprouvé les sentimens qu’il a chantés, et peut-être ne les a-t-il chantés que par dérision : mais, à quelque genre qu’on rattache son œuvre, cette œuvre n’en a pas moins jailli du plus profond de son âme. Le rire de Heine n’est pas celui d’un plaisant qui travaille à amuser ou à irriter ses lecteurs : c’est le rire d’un malheureux qui, n’ayant trouvé dans la vie la satisfaction d’aucun de ses désirs, retourne sa colère contre la vie même, et se plaît à profaner ce qu’elle a de plus saint. Et de là vient qu’aujourd’hui encore, personne ne saurait y rester insensible. Le rire de Heine, à lui seul, suffit pour faire de lui un poète lyrique.


T. DE WYZEWA,