Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dix semaines que je remplis les fonctions de scribe à l’hôtel, et cela recommencera à Berlin : ce n’est pas là la vie qu’il faut à un honnête gentilhomme campagnard, et je considère comme un bienfaiteur quiconque cherche à me renverser. Et puis, les mouches bourdonnent, chatouillent et piquent tellement dans cette chambre, que je désire vivement un changement de situation, qui me sera procuré, il est vrai, dans dix minutes, par un courrier de cabinet qui va arriver, porteur de cinquante dépêches complètement vides[1]. » — Quelques jours après, de Berlin : « Je trouve enfin un moment pour t’écrire… C’est toujours la même histoire : j’ai travaillé cette nuit jusqu’à une heure ; puis, j’ai versé sur mon papier, au lieu de poussière, un ruisseau d’encre qui m’a coulé sur les genoux[2]. »

Un an ne lui suffit pas à s’y accoutumer. — De Gastein, 6 août 1864 : « Ma besogne empire tous les jours, et ici, où je ne fais rien après le bain, je ne sais pas où prendre le temps nécessaire pour suffire à tout. Arrivé le 2, voici la première fois que j’ai trouvé le loisir de faire une promenade par un soleil magnifique. Rentré chez moi, j’ai voulu profiter d’une demi-heure de liberté pour t’écrire. Mais voici que A… m’arrive, chargé de projets et de télégrammes, et maintenant il faut que j’aille voir le Roi. Avec tout ce tracas, je me porte encore bien, ce qui est un vrai miracle de Dieu… J’espère pouvoir gagner un peu de liberté et faire une fugue dans ma tranquille Poméranie. Mais à quoi bon former des plans ? Il vient toujours quelque chose à la traverse. Je n’ai pas apporté de fusil, et chaque jour on fait la chasse aux chamois. Il est vrai que, jusqu’à présent, je n’aurais pas eu le temps de me mettre de la partie. Aujourd’hui, on a abattu dix-sept chamois, et je n’y étais pas ! Ma vie est comme celle de Leporello : point de repos ni la nuit, ni le jour, ni rien qui me fasse plaisir[3] ! »

Et l’encre ne cesse pas de couler en ruisseau, la paperasse s’entasse, la besogne l’écrase et le cloue sur sa chaise, en cette chambre d’hôtel où « l’honnête gentilhomme campagnard » est condamné, pour son malheur, à de machinales « fonctions de scribe, » prisonnier des gens et des choses, tandis que dehors, à deux pas, est la paisible et libre solitude : « L’infatigable activité

  1. A Mme de Bismarck. — Voyez A. Proust, Le prince de Bismarck, sa correspondance, p. 182-183.
  2. A la même. — Ibid., p. 183.
  3. A la même. — Ibid.. p. 188-189.