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Cette esquisse, pour incomplète et fragmentaire qu’elle soit, aura, je crois, suffi à faire deviner l’influence que ce philosophe devait avoir sur Stein. Peut-être lui fit-il quelque tort en le détournant des sciences biologiques, mais j’estime que cette perte possible fut, d’autre part, largement compensée. Une étude superficielle de la vie organique engendre parfois un mysticisme malsain, et il était bon qu’un esprit porté aux spéculations transcendantes fût assujetti à l’implacable discipline de la mathématique. Et voici ce qui était plus important encore : le réalisme de Dühring n’est pas uniquement théorique, il est surtout pratique. On ne devinerait pas, à lire telles déductions de sa philosophie, le souffle d’enthousiasme qui anime ses écrits sur la société et sur l’avenir de l’humanité. Persuadé de la perfectibilité indéfinie de l’homme, il nous convie tous à y travailler. Or ce que Stein, le penseur solitaire, souhaitait avec le plus d’ardeur, c’était l’action, c’était une occasion de mettre la force qu’il sentait en lui au service de l’humanité ; ce qui le désespérait, c’était de ne trouver aucune issue à cette généreuse impulsion. Son Journal, à l’époque où commencent ses relations avec Dühring, est d’une effrayante mélancolie. Sa conscience l’avait forcé à abandonner la théologie : « Mais non, lui disaient les professeurs, continuez, un peu de scepticisme ne nuit pas… » J’ai lu les brouillons de ses réponses : Stein n’a jamais admis, jamais compris, qu’on pût transiger avec le mensonge. Mais comment faire, lui philosophe, pour utiliser les forces sans emploi qu’il sentait couver en lui ? Ses amis mêmes ne le comprenaient plus. De chaque entretien avec ceux qu’il aime le plus, il rapporte, en son logis solitaire, un cœur blessé, brisé presque. Personne ne devine où il veut en venir, on ne comprend pas même toujours ses paroles, sa pensée échappe à toute sympathie ! Et c’est qu’on effet, — son Journal et ses premiers écrits en témoignent, — la pensée de cette intelligence toujours repliée sur elle-même, portée aux abstractions les plus ardues, était devenue d’une subtilité telle qu’il est presque impossible de la suivre ; elle a perdu tout contact avec l’humanité ordinaire ; c’est, si l’on veut bien me pardonner ce néologisme, une sorte d’autocryptographie. On conçoit l’impression que dut faire, sur un esprit parvenu à cet état de tension, la parole éloquente, agressive, toujours claire de Dühring, ces appels enflammés au progrès, cette prédication qui ne voulait voir, dans la philosophie, que le moyen « de travailler à l’avène-