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nalité. Et l’image est si claire, le réalisme de Dühring lui donne des contours si nettement tranchés, qu’on ne peut s’étonner de la popularité de son système dans un pays où de nébuleuses fantasmagories ont trop souvent noyé la pensée des plus hautes intelligences dans une fatigante pénombre, mais aussi, et par là même, avivé la soif de clarté dans le public cultivé. Le point fondamental de la philosophie de Dühring est la négation de l’infini. Pour lui, l’existence du fini démontre suffisamment que l’infini de temps et d’espace est une pure chimère ; l’un est la négation de l’autre. L’univers étant, dans toutes les acceptions possibles, une grandeur finie, il n’est pas douteux que l’homme ne parvienne un jour à l’explorer en tous sens et à en connaître le mécanisme jusque dans ses rouages les plus ténus. C’est à cette science exacte, la seule qui compte, que doivent aller tous les efforts des hommes ; la métaphysique, en revanche, est un non-sens, une aberration contre laquelle il faut prévenir et garantir l’humanité. La « Renaissance de la libre Raison, » voilà le but à poursuivre, et la mathématique est la voie royale qui y mène. On voit que Dühring se rattache à Auguste Comte ; toutefois, il faut ajouter, — détail bien typique, — qu’il met Sophie Germain au-dessus de Comte, parce qu’elle était meilleure mathématicienne, de même qu’à son dire Viète fut un penseur plus origi- nal que Descartes. Quand il invoque les grands noms de la science, il cite Kepler, Galilée, Huyghens, Lagrange, jamais Bœrhaave, Harvey, Jussieu, Cuvier, Lyell, car pour lui, les sciences descriptives et biologiques sont des disciplines inférieures, et il parle avec mépris des « bas-fonds où grouille la vie. » Résumons le tout d’un seul mot : c’est une philosophie d’aveugle ; la cécité et le matérialisme y font bon ménage. Mais ce qu’il faut s’empresser d’ajouter, c’est que le matérialisme de Dühring n’a rien de commun avec le vulgaire hylozoïsme pharmaceutique d’un Büchner ou d’un Nordau. On a vu l’importance qu’il attache à la science ; il n’en définit pas moins la philosophie comme un composé de deux forces : la science et le caractère, et pour lui, la science n’est rien, si elle n’est l’apanage d’un esprit aussi droit, aussi désintéressé, qu’ardent et curieux. Pour rester dans l’ordre d’idées cher à Dühring, je dirai que, selon lui, la science d’un homme est la masse de l’effort possible, sa nature morale le levier : sa puissance effective sera donc la résultante de leur action réciproque.