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nous tout entiers, avec tant d’abandon et une passion si ardente, que les paroles les plus banales nous intéressent et nous touchent, nous apportant l’écho des profondes émotions qui les ont inspirées. A travers les mensonges, les flatteries, les colères de Kœnigsmarck, nous assistons, presque de jour en jour, à la lutte impétueuse de son ambition et de ses instincts. Et les lettres de Sophie-Dorothée ont beau être toujours remplies des mêmes plaintes et des mêmes reproches : quelque chose se retrouve, dans le ton de chacune d’elles, qui nous montre la malheureuse jeune femme sans cesse plus tendrement éprise de son séducteur, sans cesse plus hardie à la fois et plus docile, plus aveuglément conduite par le progrès de son amour au sacrifice de toute prudence comme de tout scrupule. Leurs deux cœurs se révèlent à nous dans leur réalité vivante, les deux cœurs les plus dissemblables qu’on puisse imaginer : et ce contraste ajoute encore à l’impression de fatalité que dégage le drame qui se joue sous nos yeux.

Voici d’abord l’amant, le beau Philippe-Christophe de Kœnigsmarck. Né d’une race de brillans aventuriers, il a employé sa jeunesse à parcourir l’Europe en quête d’aventures, et tout porte à croire qu’il n’est pas resté étranger à un attentat organisé par son frère aîné, dans une rue de Londres, contre le mari d’une dame dont ce frère convoitait la main et la fortune. Il arrive à Hanovre en 1688, y installe un grand train de maison, se lie avec les jeunes fils du duc Ernest-Auguste, et, dès 1689, on le voit mener de front deux intrigues : car en même temps qu’il fait la cour à la princesse Sophie-Dorothée, il devient l’amant de la comtesse Platen, maîtresse du duc, et la plus cruelle ennemie de la jeune princesse. Mais ce n’est qu’au mois de juillet 1691 que, brouillé avec la Platen, il entreprend sérieusement la conquête de Sophie-Dorothée. Il lui écrit en secret plusieurs lettres, la supplie, menace de se tuer, et reçoit enfin un premier billet. « Vraiment, — répond-il, — c’est moi qui aurais le droit de me plaindre, moi qui suis forcé à prendre tant de précautions et à subir tant d’incertitude. Mais je supporterai désormais mon malheur avec courage, puisqu’il a pour cause l’être le plus gracieux, le plus captivant, le plus charmant du monde. » À cette lettre, de nouveau, la princesse ne répond pas, et de nouveau Kœnigsmarck, par la prière et la menace, obtient d’elle quelques mots aimables. « Si vous n’aviez rien eu à vous reprocher, — lui dit-il, — vous n’auriez pas daigné m’écrire du tout ; mais en dépit de la manière dont vous m’avez traité, je ne puis m’empêcher de vous aimer. Le chagrin et la contrition que vous m’exprimez m’ont décidé à repartir pour Hanovre dès après-demain. »