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tranquille, je m’en irai au plus vite ! Adieu donc ! Demain matin, je pars pour Hambourg. »

Tel est Kœnigsmarck, à le juger d’après ses lettres à Sophie-Dorothée. Et je regrette d’avoir dit que ces lettres nous révélaient son cœur tout entier : car parmi tant de renseignemens qu’elles nous fournissent sur lui, je ne crois pas qu’aucune d’elles nous apprenne, avec quelque certitude, s’il aime ou n’aime pas la jeune femme pour qui il va mourir. On devine parfois qu’il la désire, pour sa beauté et pour son luxe, surtout pour ce titre de princesse qui l’aura sans doute, dès le début, attiré vers elle. Mais, d’autres fois, l’expression même de ce désir sonne faux ; et jamais, en tout cas, elle ne s’accompagne d’un vrai cri de tendresse. Kœnigsmarck gronde la jeune femme, il la flatte, il lui commande : jamais on ne sent qu’il s’unisse à elle, qu’il essaie de la comprendre, ou simplement qu’il la plaigne. Seule sa mort est bien d’un amant. Sophie-Dorothée a décidé avec lui, dans les derniers jours de juin, qu’elle s’enfuirait le 2 juillet à Wolfenbüttel, où il doit la rejoindre. Il est lui-même en toute sûreté à Dresde, il sait que son retour à Hanovre risquera de le perdre. Et cependant il revient à Hanovre, il se présente la nuit chez sa maîtresse, il la force à le recevoir ; et c’est au sortir de chez elle qu’il meurt, en héros. Il l’aimait donc, et plus profondément que n’en témoignent ses lettres. Ou peut-être le danger a-t-il, dans ces tragiques journées, éveillé soudain et exalté son désir ? Peut-être lui a-t-il inspiré pour Sophie-Dorothée l’étrange sentiment qui devait pousser plus tard un autre aventurier, Lassalle, à courir avec la même folie au-devant de la mort ?

Mais, qu’il ait aimé ou non, peu d’hommes certainement ont été plus aimés. Et si, malgré sa mort héroïque, les lecteurs de ses lettres ne peuvent se défendre de le mépriser, personne certainement ne pourra se défendre d’admirer et de plaindre, malgré sa faute, la malheureuse jeune femme qui s’est livrée à lui tout entière. Voici une des lettres qu’elle lui écrivait, la dernière de ses lettres qui nous soit parvenue :


Vous êtes parti depuis six jours, et je n’ai pas encore reçu un seul mot de vous. Par quoi ai-je mérité d’être ainsi traitée ? Est-ce par ce que je vous ai aimé jusqu’à l’adoration, parce que je vous ai tout sacrifié ? Mais à quoi bon vous rappeler tout cela ? Mon incertitude est pire que la mort : rien ne peut égaler les tourmens qu’elle me fait souffrir. Quelle cruelle destinée est la mienne, grand Dieu ! Quelle honte d’aimer ainsi, et sans être aimée ! Mais j’étais née pour vous aimer, et je vous aimerai tant que je vivrai. S’il est vrai que vous ayez changé, — et j’ai une infinité de raisons pour le craindre, — je ne vous souhaite pas d’autre punition que de ne jamais trouver une fidélité et un amour semblables aux miens. Je souhaite qu’en dépit du plaisir