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A propos des facilités que donne la politique pour les opérations de Bourse : « Ce sont, dit-il, des manœuvres ignobles. Un ministre français a fait comme cela, à ce que R… m’a raconté dernièrement. Par-là, il a doublé sa fortune. Si l’on veut profiter de sa situation, on peut s’arranger de manière à se faire envoyer par des employés complaisans dans les légations, en même temps que les dépêches diplomatiques, les télégrammes de toutes les Bourses. Les dépêches de service sont toujours expédiées avant les autres par le télégraphe : on a donc ainsi vingt ou trente minutes d’avance dont on peut profiter. Il faut avoir ensuite un juif qui coure bien et qui exploite cette faculté dans votre intérêt. Il y a des gens qui ont fait comme cela. De cette façon, on peut gagner ses 1 500 ou ses 15 000 thalers par jour, et, au bout de quelques années, cela fait une jolie somme. Mais il ne faut pas que mon fils dise un jour de son père qu’il l’a rendu riche par ce moyen-là ou par tout autre moyen semblable. Il peut s’enrichir autrement, s’il veut jamais être riche[1] ! »

Une fois pourtant, au début de sa carrière, il avait eu l’idée d’utiliser financièrement les renseignemens que ses fonctions lui permettaient d’avoir : « J’avais reçu à Berlin l’ordre de parler à Napoléon III au sujet de Neuchâtel. Ce devait être au printemps de 1857. J’étais chargé de lui demander quelle attitude il comptait prendre. Or, je savais qu’il s’expliquerait d’une manière favorable, et que cela présageait une guerre avec la Suisse. En passant à Francfort, où je résidais alors, j’allai donc chez Rothschild, que je connaissais, et je lui dis de vendre une valeur qu’il avait en dépôt, parce qu’il n’y avait pas de chances de hausse. — Pour cela, dit Rothschild, ce n’est pas mon avis ; cette valeur est bonne, vous le verrez. — Oui, dis— je, mais, si vous saviez ce que je sais, vous penseriez différemment. — Il répondit que, quoi qu’il en fût, il ne pouvait pas me conseiller de vendre. Pour moi, qui étais mieux informé, je vendis mes titres et continuai mon voyage… Mais, à Berlin, on s’était ravisé : le projet fut abandonné, la guerre ne fut pas déclarée. Mes titres montèrent de plus en plus à partir de ce moment, et il ne me resta que le regret qu’ils ne fussent plus à moi[2]. »

Depuis lors, M. de Bismarck n’y fut pas repris ; et il n’eût pas

  1. Maurice Busch. Le comte de Bismarck et sa suite, p. 304-305, vendredi 2 décembre.
  2. Ibid., p. 292-293. mercredi 30 novembre.