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s’étendait, par MM. Dupont de l’Eure et Laffitte, jusqu’à l’entourage et l’intimité de M. de Lafayette. Dans ces conditions, entre gens qui ne s’entendaient que sur le fait de chaque jour, aucune délibération véritable n’était possible. On prenait, à la hâte et presque sans débat, les mesures que l’urgence ou l’irrésistible courant de l’opinion rendaient nécessaires. Ce ne fut donc pas à son conseil que le roi proposa la nomination de Talleyrand, et il n’y eut pas de discussion en règle sur une résolution déjà très discutée dans la presse, et à laquelle plusieurs se défendirent plus tard d’avoir pris part. Mais M. Guizot nous raconte que le roi. entretint chacun des ministres isolément, et leur expliqua en détail les motifs de sa détermination. Je sais également de bonne source qu’il fit preuve dans ces entretiens, sur ce point comme sur plusieurs autres, d’une supériorité de vues et de jugement qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion de déployer dans l’attitude réservée qu’il avait gardée, et qui étonna ceux qui l’appréciaient le plus haut.

C’est le grand avantage de la monarchie, que celui qu’elle appelle à prendre les rênes de l’Etat arrive à cette haute situation, préparé dès l’enfance par l’étude aux grandes questions qui l’attendent, et connaissant par des relations personnelles ou de famille ceux de ses parens, amis, ou rivaux avec qui il aura à les débattre. Si Louis-Philippe, à la vérité, avait été éloigné, dans sa première jeunesse, par la ligne politique qu’avait suivie son père, de ce milieu naturel des princes, il y était rentré de bonne heure par son alliance avec la petite-fille de Marie-Thérèse, et personne n’était plus au courant que lui de l’état du personnel politique et royal de toutes les cours : mais à ces connaissances (qui en tout temps ont eu et auront toujours du prix dans la pratique des affaires d’Etat) la vie errante d’exil et d’aventure qu’il avait dû mener pendant quelques années lui avait permis d’en joindre d’autres d’un ordre différent, et qui sont plus difficiles à acquérir dans les situations privilégiées. Réduit à des conditions d’existence très difficiles et par là contraint de se mêler à tous les rangs de la société, il avait dû parcourir les pays les plus divers du vieux et même du nouveau monde. Ces regards portés sur un si vaste champ d’observation avaient étendu son intelligence en même temps qu’enrichi sa mémoire. On s’en apercevait à l’étonnante variété de sa conversation ; rien de ce qu’il avait vu, lieux, faits, ou hommes, n’était sorti de son souvenir. On remarquait