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manière d’être, sa démarche lente qui dissimulait mieux son infirmité de naissance, la grave intonation de sa voix, l’impassibilité de son visage, dont le teint mat ne trahissait aucune impression, son abord froid qu’éclairait seulement de temps à autre un sourire de bienveillance protectrice, il prenait un air d’autorité dont il calculait l’effet et qu’il avait le don de faire accepter. Il y a dans cet ascendant prolongé, à travers tant d’évolutions diverses, un problème de psychologie qu’il serait curieux de tirer au clair.

Dans deux portraits tracés par d’excellens peintres qui avaient pu étudier de près leur modèle, on en donne des explications ingénieuses, mais, à mon gré, encore insuffisantes. « Talleyrand était doué, dit mon père dans ses Souvenirs, de ce coup d’œil prudent et ferme qui discerne, dans les circonstances les plus difficiles, la position à prendre et sait, après l’avoir prise, la laisser opérer en attendant de sang-froid les conséquences[1]. » La même pensée est commentée par M. Guizot dans ses Mémoires. « Il savait à merveille, dit-il, démêler dans une situation le fait dominant à faire valoir, le but essentiel à poursuivre, et il s’y attachait exclusivement, dédaignant et sacrifiant avec une insouciance hautaine, à la fois calculée et naturelle, toutes les questions moins graves qui auraient pu l’affaiblir dans la position à laquelle il tenait, et le détourner du but qu’il voulait atteindre. » Enfin l’un et l’autre ajoutent qu’il savait user avec art de sa situation et de ses instincts de grand seigneur pour prendre place sans effort dans les compagnies les plus élevées et se mêler ensuite à de plus humbles en se montrant soigneux de leur plaire, ce qui donnait un charme et un prix rares à ses flatteries et à ses services[2].

De la première de ces deux qualités il allait donner, dans la négociation qu’il devait suivre à Londres, une preuve nouvelle, plus sensible et plus efficace qu’en aucune autre occasion de sa vie. Mais on n’aurait de la seconde qu’une idée incomplète, si on ne faisait remarquer que cette qualité même de grand seigneur, que tout le monde trouvait chez lui naturelle, était elle-même une œuvre d’art. Quelle que fût la réelle illustration de la maison dont il était issu, mais dont il n’était pas le chef, elle n’aurait pas suffi pour donner au jeune abbé de Périgord le premier rang à la Cour, et lui-même en parle plus simplement, en disant, dans

  1. Duc de Broglie, Souvenirs, t. IV, p. 56.
  2. Guizot, Mémoires de mon temps, t. II, p. 87.