Jean Salvy, lui, ne l’a pas su. Certes je ne l’aime guère… Par obéissance, Marcelle a dû me demander de paraître chez elle le plus rarement possible… C’est tout dire en un mot ! Cependant j’essaye d’être juste envers lui et j’arrive à m’expliquer sa révolte contre le joug du ménage. Songez donc ! Voilà un être qui jusqu’à quarante ans s’est cru riche, n’ayant à penser qu’à lui seul et qui tout à coup se voit forcé de compter avec les charges d’une famille. Le petit hôtel qui le logeait si agréablement, lui, ses bibelots et ses livres, est encombré d’un enfant, d’une nourrice. Auparavant il ne se connaissait d’autre obligation au monde que celle d’offrir un sac de bonbons aux aimables maîtresses de maison chez lesquelles il dînait ; une fois marié il se trouve contraint à d’oiseuses politesses qui empiètent sur son temps. La femme ne lui était jamais apparue qu’à l’état de vision passagère, par cela même délicieuse ; elle s’impose maintenant à lui de façon permanente, dans un rôle prosaïque, car il assiste à des détails d’économie qui lui soulèvent le cœur, ou encore au spectacle de ces choses vulgaires : la maladie, la maternité.
Mlle Gérard parlait avec une cinglante ironie. Elle ajouta sur le même ton :
— Vous n’avez pas l’air de comprendre… C’est que vous n’êtes qu’un bourgeois, pardon… moins que cela, un brave militaire. Vous ne connaissez pas les poètes, ce genre de poètes. Quand on s’est longtemps payé le luxe de l’art pour l’art, être forcé par devoir de descendre au métier, c’est dur… On préfère se donner des torts.
— Je ne comprends pas du tout, en effet, dit Robert. Le nom de Jean Salvy n’est-il pas célèbre ? Il n’a qu’à continuer, ce me semble, à écrire comme il l’a toujours fait, de beaux vers ou plutôt ce qu’on appelle ainsi. Je ne suis pas juge… Alfred de Musset me remue le cœur ; je crois alors sentir ce que c’est que la poésie. Mais des vers sans défaut, où il n’entre pas une parcelle d’âme, sont pour moi sans aucun intérêt.
— Pauvre garçon ! reprit Lise toujours railleuse. Vous ne savez donc pas que Musset n’eut aucun talent, rien que de la passion, et de la jeunesse ? Amoureux et torturé par l’amour, voilà ce qu’il est !
— Soit, cela me suffit, dit Robert.
— Vous montrez ainsi la pauvreté de votre jugement. Ce que veut faire Salvy, c’est un grand poème sur l’Inde bouddhique, qui