Pour l’avouer, les diverses langues ont des expressions diverses : et ce qui pourrait s’appeler en France la toute-puissance des comités s’appelle en Espagne le caciquisme, — et caciquismo, — et aux Etats-Unis, le règne des wire-pullers, des « tireurs de ficelles, » le simple électeur étant considéré ici comme un chiffre, là comme un esclave, et là comme une marionnette. Quand, par delà les monts, on nous parle, en matière électorale, de « renverser la marmite, » — volcar et puchero, — sans être de purs Castillans, nous entendons ce qu’on veut nous dire ; et les Italiens, et d’autres, l’entendent aussi bien que nous. C’est donc un mal commun à toute l’Europe parlementaire. S’il est des degrés dans ce mal, ces peuples-là paraissent en souffrir le plus qui ont le suffrage le plus général et qui l’ont depuis le plus longtemps : car, pour ne pas se payer de vaines formules, dans le fait, livré à lui-même et laissé à l’état inorganique, le suffrage universel ne se forme pas, il se déforme ; il ne s’éduque pas, il se corrompt à l’user ; et comment n’en serait-il pas ainsi, puisqu’il y a plus d’agens et de moyens de corruption que d’agens et de moyens d’éducation, et puisque, des agens d’éducation eux-mêmes, il en est qui dégénèrent et se tournent en agens de corruption ?
Mais, pour ne dire qu’à nous seuls des vérités désagréables, par l’une ou l’autre de ces raisons, ou par ces raisons réunies, par crainte des comités, par terreur de l’injure et horreur de la surenchère, par dégoût de la fraude, par dédain — ou respect — de l’argent, par crainte de l’abstention, de l’échec et du ridicule, tout ce qui est classé et posé, tout ce qui a une situation, une carrière, tout ce qui peut vivre autrement et qui veut vivre honorablement, — sauf des exceptions qui, pour devenir de plus en plus rares, n’en sont que plus éclatantes et plus dignes d’être mentionnées, — tout ce qui dans le pays vaut quelque chose s’écarte peu à peu des candidatures, et déserte la vie publique. Cette réserve méprisante a pour résultat immédiat l’abaissement de la valeur du personnel parlementaire ; puis l’abaissement de la valeur du personnel gouvernemental qui en est tiré ; puis l’abaissement de la valeur du personnel administratif, de tous les ordres et de tous les rangs, qui est formé de sa clientèle ; puis l’abaissement de la législation, de la politique, conçue, ou peu s’en faut, comme une exploitation de l’État par des syndicats d’intérêts privés ; puis enfin, l’abaissement lointain, l’affaissement lent et continu de la nation parmi les nations.