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pourvoir. Enfin, le train roule lentement dans un morne paysage : des rues sales, aux rangées de maisons ouvrières, des stations de faubourgs, des cheminées d’usines. Tout à coup, au flanc d’une colline, une forteresse étrange, féodale et massive, allonge sa façade crénelée, flanquée de tours rondes. Elle est peut-être très vieille ; mais je ne sais pourquoi ses murs ternis, qui ont le luisant du grès, ne me paraissent pas imprégnés de la poésie des siècles. La fumée des locomotives a imparfaitement remplacé pour eux la patience du temps. J’apprendrai demain que ce château, dont mon imagination, hantée des vieilles chroniques d’Ecosse, essaie de deviner l’histoire, est la nouvelle prison.

A travers la cohue des voyageurs, les étalages de journaux, de revues et de livres, le long des galeries souterraines toutes sonores du roulement des cabs, nous sortons de la Waverley Station, et nous voici en plein cœur d’Edimbourg. La ville apparaît tout entière, et cette vision d’ensemble est à la fois confuse, grandiose et bizarre. A gauche, dans les fumées et les brumes, la vieille ville dresse ses pignons dentelés, ses clochers, ses tourelles, toute l’architecture archaïque qui assiège ses rues montueuses, et la masse triomphale de sa forteresse, légende de pierre, obstinée à dominer la vie moderne. Elle veille là, toujours, comme au temps où elle défendait la cité ; mais la colline de roc qui lui sert d’assise tombe à pic sur les jardins anglais de Prince’s street. J’ai devant moi leurs pelouses, leurs remblais ombragés d’arbustes, le clocher sans église qui célèbre le culte d’un homme et laisse voir sous l’arche de sa base la statue de sir Walter Scott. A droite, un bel alignement de maisons oppose le luxe du présent à la grandeur du passé et la prospérité britannique à la gloire légendaire et à l’antique rudesse écossaises. Derrière nous, comme une colline sacrée, Calton Hill, Acropole en détresse, jonché de monumens disparates : une colonnade inachevée, une svelte tour en l’honneur de Nelson, une rotonde à la mémoire de Dugald Stewart, et un peu plus bas, à mi-côte, le monument de Robert Burns. C’est tout Edimbourg qui offre à mes yeux sa complexe harmonie. De cette ville double, si diverse en ses deux parties insolemment séparées par la chaussée du chemin de fer, je ne vois point encore le détail et je ne discerne pas l’ordonnance. Mais je comprends qu’elle tente de concilier sa gloire et son activité ; la vie s’y meut dans la poésie du souvenir ; son effort d’aujourd’hui est tout pénétré de la tradition des siècles, et je respire dans les