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lescent, il n’avait, dans ce terme funèbre, vu qu’imagerie de gloire, héroïsme pompeux, des fanfares de clairons et des claquemens d’étendards, des hourras et de la fumée. Enseignemens d’école et fiction des livres : Turenne et son canon, Murat caracolant, Ney dans la neige, fusil en main. Jamais il n’avait songé aux dessous répugnans et affreux, à cette folie du meurtre, à cette exaltation de la force et des instincts sauvages, à toute la basse animalité lâchée. Il exécra les fous qui avaient précipité leur pays dans le gouffre sanglant. Mais du fond de sa chair une intuition naissait, l’aube pâle de tout à l’heure, lumière qui devint évidence : cette guerre dont il subissait le fléau, il ne devait pas s’attarder à la maudire, mais plutôt l’aimer, lui sacrifier passionnément ses idées et sa vie, maintenant qu’elle dévastait le sol sacré. Il se dit avec orgueil que loin de faire œuvre de mort, il faisait œuvre de vie. Il défendait sa femme, les siens, la douce terre de Charmont ; il défendait d’autres existences et d’autres terres semblables, le passé, l’avenir. Il servait la justice, le droit, tout ce que résumait d’inaliénable ce mot suprême : l’intégrité de la France. Hors d’ici, l’étranger ! Hors d’ici, les barbares ! Ces Allemands dont, il y a quatre mois, il admirait les puissantes qualités de volonté, d’énergie, l’esprit de méthode, dont il reconnaissait la science militaire et la forte discipline, il les haïssait aujourd’hui, pour leur froide cruauté, pour leur âpre faim de conquête, pour leur dureté dans la victoire.

Longtemps il médita, en marchant pour se réchauffer. Il pensait à bien des choses pour la première fois, il se répétait : oui, là est le devoir ; d’abord, remplir de son mieux son métier d’officier et de soldat, aujourd’hui se bien tenir, donner l’exemple sous le feu, plus tard, la guerre finie, se développer dans un sens meilleur. Son affection pour Marie, cette tendresse brûlante de volupté, s’exaltait d’une pureté grave. En lui montait l’aube, tandis que peu à peu dans les ténèbres l’Orient se mettait à blêmir, et que, blanchissant le ciel et les nuages, le matin d’un grand jour se levait. Le souffle des mille sommeils se changeait en rumeur croissante, la toile des tentes s’agita, et sur deux lieues d’étendue, un réveil sans dianes fit surgir de terre la jeune armée de la Loire, dans le murmure des hommes et le hennissement des chevaux.

La soupe mangée, le 75e mobiles, où le bataillon d’Eugène, 3e d’Indre-et-Loire, fusionnait avec les bataillons du Loir-et-Cher,