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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

partait à son tour, dernier régiment de la brigade Bourdillon, division Jauréguiberry. La brigade servait de réserve à l’aile gauche du 16e corps, flanquée elle-même de la division de cavalerie Reyau. Il faisait moins froid, une trouée de soleil illuminait le jour gris. Eugène, à son rang, piétinait. Une bonne humeur animait sa compagnie. Au malaise de savoir qu’on marchait à l’ennemi, se mêlait une confiance instinctive, un entrain qui fréquemment devenait factice. Puis des silences, puis une plaisanterie, et des rires. L’Indre-et-Loire, fier au début de ses remingtons, jalousait le Loir-et-Cher pourvu de baïonnettes. Les képis blancs ondulaient. Eugène, au sommet d’une côte, s’émerveilla du soudain spectacle : la vaste plaine mollement accidentée était couverte du déploiement des deux corps d’armée de d’Aurelles et de Chanzy ; leurs vagues successives noyaient les creux, serpentaient aux crêtes. Le roulement des batteries, des ambulances et des bagages, le martèlement des sabots et des pas se fondait en un bruit sourd qui émouvait le cœur. Depuis l’anéantissement des armées régulières et l’échec du corps de La Motte-rouge, ces troupes étaient les premières que le pays mît réellement en ligne, armée de 75 000 hommes créée de toutes pièces, dans un hâtif et magnifique labeur, armée disparate mais disciplinée, premier effort de la province vers Paris.

À neuf heures et demie, sur la droite, on entendit le canon. À cette voix brutale Eugène tressaillit, un désarroi dans tout l’être. Puis aussitôt il se raidit, secoué à chaque détonation : tel un homme ivre essaie de marcher droit. Le regard de ses hommes se fixait sur lui, cherchait le sien, quêtant un modèle à leur propre tenue. Quand le rose revint à ses joues pâles, il osa seulement alors les regarder. Tous avaient partagé sa peur, quelques-uns étaient encore verts. On marchait cependant, et pour des conscrits, les mobiles faisaient assez bonne contenance. À mesure que les coups espacés de la canonnade s’unifièrent dans un fracas continu, la gaieté revint, plus fébrile ; ils se sentaient à l’abri ; l’idée que leurs camarades essuyaient le feu, tout en les emplissant d’une angoisse, leur laissait une sécurité. Après une halte on repartit. Eugène n’avait pas fait cent pas que, pour la seconde fois, le champ de bataille se déroula devant lui. C’est à droite qu’avait lieu le combat, un choc d’artillerie à distance. À ras de terre floconnaient de petits nuages blancs ; puis un roulement rauque et terrible, dont le sol tremblait. Il crut distinguer des