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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

raison du général Uhrich et des habitans que la veille de l’assaut. Pas un édifice public ne restait debout.

— C’est horrible ! soupira Mme de la Mûre, entre deux bouchées d’un salmis de perdreaux. Oh ! les vandales !

Henri, jaloux de l’impression produite par son frère, regardait avec dépit sa demoiselle d’honneur tout oreilles. Il eût voulu, lui aussi, pouvoir étonner l’assistance par quelque aventure héroïque. Et dire qu’on allait encore laisser Louis, avec son peu de santé, repartir quand on lui défendait, à lui, de s’engager ! Henri maudissait ses dix-sept ans. Avec des muscles pareils ! Louis expliquait maintenant son évasion, sous un passeport d’employé de commerce. C’est égal, il avait de la chance d’être assis là, devant ce verre de Corton.

Tous pensèrent aux manquans, les Poncet à leur fils Martial, Frédéric et Maurice à leur frère Georges, le marin. Et avec eux l’image de Paris, où étaient enfermés le jeune sculpteur, soldat de la garde nationale, et le capitaine de frégate, détaché au fort d’Ivry, avec son équipage de la Minerve, — la grande image de la capitale s’empara des esprits. On savait que Paris résistait avec vaillance. Un ballon avait apporté la nouvelle de combats heureux. Mais pour combien de temps ?

Mme Réal, tournée vers son beau-frère, le vieux Du Breuil, lui demanda :

— Toujours sans nouvelles de Pierre ?

Il secoua tristement la tête. L’inexplicable inertie de Bazaine était depuis un mois le sujet de ses angoisses. Pourquoi le maréchal ne bougeait-il pas ? Quelle tactique obscure le maintenait acculé à Metz ? Non, pas de nouvelles ! Il ne savait si son fils était vivant.

— Il court des bruits alarmans, reprit Mme Poncet.

Le grand-père frappa de son couteau sur son assiette. Il voulait faire participer les absens à cette réunion de la famille, et, songeant à sa fille aînée, Mme Du Breuil, restée souffrante au fond de la Creuse, il leva son verre :

— Je propose de boire au souvenir de tous. — Dans ce toast qui englobait Amélie et Pierre Du Breuil, Martial, Poncet et Georges de Nairve, les regards, par une cordiale intention, se dirigèrent, dans un second haussement de verres, sur Frédéric si longtemps éloigné. Seul Maurice, le forestier, gardait un front soucieux ; que faisait à cette heure son fils, si différent de lui,