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autant que cette conception de la littérature a développé ses qualités sans les payer de trop de défauts.

Car elle a bien ses défauts, dont le principal est, en ne s’adressant qu’à la raison pure, d’avoir donné très peu de chose à l’imagination et à la sensibilité. Incomparable dans l’expression des idées générales, elle n’a pas été toujours aussi heureuse dans l’expression des idées particulières et concrètes. Or, vers le milieu du XVIIIe siècle, c’est précisément de ces idées que l’Europe a commencé de s’éprendre. On en a un bon exemple dans l’idée même et dans le succès européen de l’Encyclopédie. On ne voulait plus désormais que des faits, et de toute nature, mais des faits, et ce que les contemporains de Diderot ont peut-être le plus admiré de lui, croyez-vous que ce soit son Père de Famille ? non, c’est sa description du métier à faire les bas. Ainsi s’ouvrait la France elle-même à l’influence anglaise, dont cette positivité, comme nous dirions aujourd’hui, faisait le principal caractère. Et, à l’excuse de nos écrivains, si l’on voulait une preuve de la réalité de ce besoin, on la trouverait dans ce fait, puisque aussi c’en est un, que l’Europe entière va, pour ainsi dire, au-devant de l’influence anglaise. Cette influence commence à s’exercer aux environs de 1720, et elle va durer jusqu’en 1830.

Il se produisit alors un phénomène assez singulier : la littérature anglaise, en devenant européenne, apprit à se connaître, et, pour la première fois depuis qu’elle existait, on la vit prendre enfin conscience d’elle-même. Elle n’eut garde de répudier, puisqu’on les appréciait universellement, aucune des rares qualités qui sont celles de Fielding ou de Richardson, mais, tout Anglais qu’ils fussent, elle s’aperçut combien Swift et de Foë, Pope et Addison l’étaient davantage ; les auteurs comiques de la Restau- ration furent remis en lumière ; Dryden et Milton furent estimés à leur valeur ; et finalement, on rendit à trois Anglais la justice qu’on leur avait non pas précisément refusée, mais marchandée jusqu’alors dans leur propre pays : je veux parler de François Bacon, de William Shakspeare et d’Edmond Spenser, l’auteur de la Reine des Fées. L’influence des premiers est facile à saisir dans l’histoire générale de la littérature européenne du XVIIIe siècle. La France de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert n’a pas hésité à sacrifier son Descartes à Bacon ; l’Italie même a paru oublier que, s’il y avait un « fondateur » de la science expérimentale, il ne s’était pas appelé Bacon, mais Galilée ; et l’Allemagne a trouvé