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face, deux poils de moustache, penche sa tête bandée d’un mouchoir à carreaux, ajuste avec soin. Il ne fait pas bon ici. Le rang se clairsème. À côté de M. de Joffroy, dont plus loin la haute taille se démène, le beau Seurat laisse tomber son fusil. Un éclat d’obus l’a décoiffé, lui rabat sur le visage un lambeau de chair rouge. Bras étendus, il fait trois pas, tourne et s’abat. Eugène voit jaillir la cervelle. On est maintenant dans une carrière. D’ici on peut tirer comme à l’affût. Les balles écornent la pierre tendre ; on a les genoux blancs. Mais voilà les Prussiens qui détalent, s’engouffrent dans une brèche du parc. Feu ! Feu ! Les remingtons s’en donnent. Cette fois c’est le vrai moment de charger. Eugène évalue à doux cents mètres la distance qui le sépare des murs, rien qu’un saut. M. de Joffroy lève son sabre ; il l’imite. En avant ! Toute la compagnie s’élance, plus que cent pas ! Groude, qui tient son sabre bas comme un double mètre, — il a l’air d’arpenter, — est à sa hauteur. Des murs crénelés, le feu redouble ; le bataillon hésite, s’arrête. Soudain Eugène aperçoit là-bas, à droite, la masse imposante d’une colonne compacte. Déjà M. de Joffroy la signale, des remingtons s’abaissent. Mais le colonel se précipite : — Ne tirez pas, c’est le 1er bataillon ! — Eugène relève le canon de Cassagne qui grommelle : — Je parie que c’est des Pruscos ! — En même temps, de la sombre colonne jaillit une gerbe rouge, une grêle de balles. Cassagne triomphe. Michot, le cuisinier, Ricart l’ordonnance, tombent ; vingt autres s’affaissent ; clopin-clopant, des blessés s’écartent. Le colonel a le pied broyé d’un éclat d’obus. Les compagnies hachées, décimées, battent en retraite ; le quart du bataillon gît sur la pente.

À redescendre la colline, à sentir dans son dos la poursuite du vent de grêle, à faire tous les cent mètres demi-tour et de là voir chaque fois plus lointain le but manqué, Eugène, tant le revirement était brusque, ne se rendait pas bien compte encore. À son enthousiasme inconscient succédait de la rage, la conviction que ce n’était pas fini, un espoir quand même. Ce ne fut qu’à l’abri des premières maisons de Loigny qu’il mesura le sanglant échec. Une stupeur l’envahit. Comment, on avait été si près ! Il revoyait l’angle des murs, un arbre brisé pendre sur les créneaux où des casques en pointe fourmillent. Et maintenant il était là, dans cette cour, près d’une charrette et d’un tas de fumier. Découragement ? pas encore. Mais abdication involontaire de soi, dans une série d’actes machinaux, d’images animées comme en