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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

la grande route, le bord des champs de neige. À travers les ténèbres fouettées d’essaims blancs, des ombres coulaient, intarissables. Pliés en deux, sans fusil, sans sac, des centaines d’hommes pieds nus tournaient le dos à l’ennemi, s’empressaient vers la ville. À la vue de ce pêle-mêle où il n’y avait ni officiers, ni rangs, rien qu’un amas de bétail, le cœur de Louis s’était serré d’un affreux pressentiment. Il avait deviné la défaite totale, la ruine foudroyante de ce qui hier encore était l’armée victorieuse de Coulmiers.

Et maintenant, dans la pièce où son insomnie le promenait, des braises mourantes de la cheminée aux bougies presque consumées de la table, il écoutait le torrent de la rue, ce long piétinement de débandade qui faisait un bruit d’eaux grosses dans les ténèbres. Il se remémorait toutes les dépêches de la journée, ces glas de défaite qui annonçaient l’action définitive, l’entrée en ligne de toute l’armée de Frédéric-Charles, accourue de Pithiviers en ne laissant devant le 18e et le 20e corps qu’un masque de quatre bataillons, et tombant tout entière sur le 15e corps en retraite. À Chilleurs, à la Tour, à Neuville-aux-Bois, le Prince Rouge enfonçait la division des Pallières dont les régimens meurtris, harassés, se traînaient dans la forêt, le long des routes, de village en village, vers Orléans, dans le crépuscule, dans la nuit. À Artenay, à Chevilly, il bousculait, après une lutte tenace, la division Martineau dont maintenant, sous la fenêtre, le flot rompu coulait, coulait intarissablement. En vain à l’Encornes, à Huêtres, les divisions Barry et Peytavin réussissaient à arrêter un moment l’envahisseur ; le 16e corps se repliait ; partout, à coups puissans de bélier, Frédéric-Charles précipitait sur le camp retranché, dans un formidable remous, les tronçons de l’armée.

Louis eut devant les yeux d’Aurelle tentant dans la grand’rue de Cercottes d’arrêter les fuyards. Aidé de tous ses officiers d’état-major, des gendarmes de la prévôté, des cavaliers d’escorte, il priait, conjurait, menaçait. Peine inutile ! En proie à la terreur panique, oreilles sourdes, faces closes, le flot coulait toujours. Le cœur brisé, l’homme de la discipline, qui naguère faisait fusiller pour une peccadille, débordé, impuissant, voyait fuir entre ses doigts cette armée, qu’il avait formée, conduite, de Salbris à Coulmiers ; car il ne suffit pas, quand on assume l’honneur de commander en chef, d’être un strict observateur de la discipline,