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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/525

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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Jean Réal le reconduisait, le regardant mettre soigneusement ses caoutchoucs, endosser sa pelisse, nouer un foulard à son cou, rabattre les oreillettes de sa toque de fourrure. Il ne prendrait pas froid ! Ils échangeaient une poignée de main molle. — Eh bien, adieu ! mon cher. — Adieu.

La porte claquée, le roulement de la voiture décroissant, Jean Réal rentra au salon, où toutes attendaient, Marcelle s’approchait de lui, et l’embrassant avec effusion : — Cher grand-papa ! — Il secoua sa tête blanche, dit avec bonhomie : — Et voilà vingt ans d’amitié par terre.

Cette nuit-là, on dormit mal. Le lendemain, avant le déjeuner, Jean Réal, sa tournée de propriétaire achevée, — suivait la grande avenue de hêtres qui menait au village. La pluie avait cessé. Un vent froid entre-choquait les branches où bruissait un murmure triste. Tout en marchant, il emplissait ses yeux du paysage familier : la fuite des prairies semées de noyers jusqu’au fleuve, la terre brune des vignes, les massifs des bois, tout le large domaine qu’il avait lentement créé, perfectionné, et que chaque année il voyait avec le même culte fervent, verdir, jaunir, s’épanouir en moissons lourdes, en grappes sucrées, en feuillages ombreux, puis sécher, mourir, pour renaître. Il arrivait à la grille, tournait sur la grande route. À sa droite, quelques maisons s’espaçaient, descendant vers la berge sablonneuse où les hauts peupliers dressaient leurs fuseaux. Il prit à gauche, vers la mairie et l’église, croisa quelques soldats qui lui demandèrent l’aumône. Eux aussi se disaient trahis. C’étaient des mobiles de la colonne de Tours, du régiment même qui, se portant au renfort de Chanzy, avait bivouaqué à Charmont, dix jours avant, et dont Jean Réal avait hébergé au château les officiers. Il revit le salon plein, les uniformes neufs, l’entrain avec lequel on avait toasté, verres de punch en main, au succès. Il écarta les mendians, d’un refus brusque, et poursuivi d’injures, parvint à la petite place plantée d’une rangée de tilleuls taillés. Devant la mairie, les membres de la commission municipale, la séance finie, se disputaient. L’instituteur, un homme chétif aux cheveux roux, aux yeux verts, aperçut le premier Jean Réal et, le saluant, vint comme pour lui demander secours.

— Parlez-leur, monsieur ! Moi, je ne suis rien, on ne m’écoute pas. Pour que personne ne pense à se défendre, ils veulent jeter tous les fusils dans le fleuve !