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pouvoir obtenir aucune grâce quelconque pour moi ni pour mes amis.

Je compte que vous aurez gardé une assez bonne idée de votre vieil ami pour croire que je vous parle très sincèrement, et que ce n’est point du tout une excuse que je cherche à ma mauvaise volonté. Je vous jure que, si je pouvais quelque chose, je n’aurais pas de plus grande joie que de me mettre tout entier et très énergiquement à votre disposition. Aujourd’hui je ne peux que vous serrer les mains bien cordialement et vous dire que mes sentimens pour vous sont aussi vifs et aussi jeunes qu’au beau temps de nos promenades à Vienne et de nos longs entretiens.

Venez à Paris le plus tôt possible ; ce sera une heureuse journée pour moi.

A vous de tout cœur.

F. PONSARD[1].


Certes, Péhant n’aurait pas demandé mieux que d’accepter l’invitation de Ponsard, mais il était enchaîné à sa table de travail depuis qu’il avait été nommé bibliothécaire de la ville de Nantes (1848), et il devait mourir sans revoir Paris.

Charles Monselel, son compatriote, disait un jour en parlant des livres qu’il connaissait comme personne :


Mon père en vendait ; moi, j’en fis.


Péhant, qui avait commencé par en faire, se vit condamné pendant vingt ans à cataloguer, à ranger les livres des autres. Et l’on n’a qu’à feuilleter les six volumes in-8o à double colonne du Catalogue méthodique et raisonné de la Bibliothèque publique de Nantes pour se rendre compte du travail de bénédictin auquel il se consacra tout entier pendant ce laps de temps. Encore ce catalogue n’a-t-il pas été imprimé tel qu’il l’avait conçu et écrit, la commission de la Bibliothèque l’ayant jugé à propos de tailler dans son manuscrit comme dans du drap pour réduire les frais d’impression. N’importe ! Emile Péhant avait acquis le droit de dire que la Bibliothèque de Nantes était son œuvre. Quand il y entra, elle se composait de 36 000 volumes et de 1 000 manuscrits. A sa mort, elle ne comptait pas moins de 40 000 manuscrits et de 100 000 volumes. Un autre aurait perdu dans les paperasses et la poussière de ces bouquins la flamme poétique de sa belle et triste jeunesse, Lui, non. De même qu’il suffit d’un coup de vent, d’une haleine, pour rallumer un feu près de s’éteindre, de même il suffit d’une circonstance inattendue, d’un témoignage

  1. Lettre inédite.