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crois. À cette époque, j’étais l’objet de quelque attention par suite du succès récent de Lucrèce ; on recherchait ce que j’avais pu faire auparavant afin d’en noter malignement lus défauts, et comme je reconnaissais moi-même le peu de valeur de ces essais, je nie gardais bien de donner cette joie à la critique. Mais je n’ai été contrarié que du fait ; votre intention était tout amicale, et c’est ce dont je n’ai jamais douté. D’ailleurs j’étais alors un débutant dans la vie littéraire, et beaucoup plus sensible à ces petites misères que je ne le suis à présent. J’ai endossé le robur et æs triplex, et, un peu plus accoutumé à mon genre de vie, je souris aujourd’hui de mes dépits d’autrefois. Bref, je ne vous en gardais aucune espèce de rancune. J’aurais été bien sot de vous en vouloir pour si peu de chose, et j’ai songé souvent à vous envoyer mes pièces. La seule raison qui m’ait arrêté, c’est qu’on ne peut pas mettre à la poste un imprimé portant une dédicace écrite à la main ; or la pièce, sans la dédicace amie, ne signifie pas grand’chose et voilà pourquoi je n’envoie mes pièces ni à vous, ni à personne hors Paris.

Il est vrai que je pouvais vous écrire. J’en ai eu très souvent la bonne pensée ; mais si vous saviez comme le temps est dévoré ici, comme on est surchargé d’occupations de toute sorte, comme on est écrasé de visites et de lettres à faire, vous comprendriez très bien cette extrême lassitude qui m’empêche d’écrire à mes meilleurs amis. Je les porte dans mon cœur et je leur dis mille choses en moi-même ; mais je ne leur écris jamais. Ils le savent et ils me pardonnent.

Je voudrais ardemment être utile à votre ami ; je vois, par la chaleur de vos expressions, que ce n’est pas une simple recommandation et que c’est comme s’il s’agissait de vous-même. Je n’ai pas besoin de vous dire dès lors combien cette affaire m’intéresse ; mais, hélas ! vous n’êtes pas au courant de ma situation personnelle. Je n’ai plus qu’un seul pouvoir, c’est celui de nuire aux gens en les recommandant. Ma démission persistante ne m’a pas mis dans les bonnes grâces du gouvernement[1] ; et je n’étais pas déjà vu d’un très bon œil, par suite de mes opinions connues et de mes relations avec Lamartine et autres personnages attachés à la République[2]. Je vous donnerai une idée de mon peu de crédit en vous disant que tout mon répertoire, y compris Lucrèce[3], est supprimé par ordre du ministère, et que je ne sais si la censure autorisera la représentation de la pièce actuelle que je fais répéter à l’Odéon[4]. Je ne connais ni ne vois personne parmi ceux qui sont de loin ou de près au pouvoir. Il est vrai que je rends visite au maréchal Jérôme, à qui je garde une vraie reconnaissance ; mais cela se borne à inscrire mon nom chez lui, quand je rentre à Paris, ou au jour de l’an. En un mot, mon cher Péhant, je suis complètement disgracié et hors d’état de

  1. Ponsard s’était démis au mois d’avril 1852 du poste de bibliothécaire du Sénat, que lui avait offert le prince Jérôme, pour répondre à certaines calomnies qui avaient attribué sa nomination à l’influence d’une actrice en renom.
  2. Ponsard, à l’instigation de Lamartine, s’était porté à la députation dans l’Isère, en 1848 et en 1849, et n’avait pas été élu. Ses professions de foi étaient nettement républicaines.
  3. C’est l’Empereur qui, en 1858, leva l’interdit dont Lucrèce était frappée depuis sept ans.
  4. L’Honneur et l’Argent.