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je crus voir, sur les cinq visages, plus d’embarras que de véritable émotion. Et en effet, après quelques instans, l’un des étudians s’enhardit à me demander qui était ce Frédéric Nietzsche dont on annonçait la mort. Je répondis, assez embarrassé moi-même, que c’était un philosophe fameux : et ainsi finit notre conversation. Mais je ne pus m’empêcher de songer que, fort heureusement, l’auteur de Zarathustra s’était exagéré son importance future lorsque, dans une des esquisses de l’épilogue de son grand poème, il avait projeté de faire mourir son héros « de désespoir, à la vue des maux causés par sa doctrine. » Je songeai que celle-ci, grâce à Dieu, n’avait peut-être pas étendu ses ravages aussi loin que je l’aurais supposé, puisque, dans sa patrie même, des jeunes gens se trouvaient encore pour ignorer jusqu’au nom de son auteur. Et cette preuve nouvelle de la triste vanité de toutes choses humaines me laissa une impression presque consolante.

Je dois avouer, toutefois, que mon impression faillit se modifier, les jours suivans, quand je lus les études nécrologiques consacrées à Nietzsche dans la plupart des journaux allemands. Car, à l’exception de la presse catholique, il n’y a pas, je crois, une seule publication allemande quelque peu sérieuse qui n’ait accueilli la mort de Nietzsche comme un deuil national, et qui n’ait profité de cette occasion pour célébrer le génie du malheureux « sur-homme. » On a interrogé sur lui les philosophes et les philologues ; on a demandé à ses anciens professeurs, à ses camarades du collège et de l’université, ce qu’ils se rappelaient de lui et ce qu’ils en pensaient. Ai-je besoin d’ajouter que cette enquête n’a, d’ailleurs, rien produit qui vaille d’être signalé ? Ou plutôt elle n’a rien produit d’intéressant pour la connaissance de la vie et de l’œuvre de Nietzsche ; tandis que, considérée à un autre point de vue, elle pourrait servir à démontrer, une fois de plus, de quelle singulière façon la plupart des Allemands ont coutume de pratiquer le culte des grands hommes.

Ils les admirent, pour ainsi parler, en bloc, sauf à ne leur reconnaître, en détail, aucune qualité. Ils affirment, par exemple, que Nietzsche n’est pas seulement un poète, mais un philosophe, un éducateur, un digne représentant du génie de sa race. Ils affirment cela au début et à la fin de leurs articles : mais, entre ce début et cette fin, quand ils passent en revue les théories de Nietzsche, ils s’accordent à déclarer qu’elles seraient dangereuses, si, d’autre part, elles n’étaient absurdes. Et leur inconséquence revêt parfois les formes les plus amusantes. Dans la Gazette de Francfort, qui se pique d’être le plus