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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

biles et lignards, misérables à faire pitié. Pelotonnés dans leurs couvertures, ils jonchaient le sol, ou par troupeaux erraient dans la rafale, sous leurs loques. Le thermomètre descendit à 15 degrés. L’oisiveté achevait tout. Beaucoup de mobiles se ruèrent alors vers les portes, en criant : « Vive la paix ! » Ils le criaient encore au passage des généraux, qui, pour la plupart, sous leur air renfrogné, pensaient comme eux. Un corps d’armée de 32 000 hommes était tombé à 17 000. L’artillerie allemande ne cessait de sillonner d’obus la plaine. On ne put même obtenir l’armistice habituel pour l’enterrement des morts. Leurs cadavres sans sépulture se momifiaient, racornis au point de sembler des corps d’enfans. Quand l’armée eut bien souffert et que toute opération fut ainsi démontrée impossible, Trochu donna l’ordre de reprendre les cantonnemens.

Ces quatre jours, Martial ne put travailler ; le froid sibérien, tel qu’il n’en avait jamais vu de pareil, prenait aux moelles, engourdissait la pensée. Dans l’atelier, en dépit des calfeutrages improvisés, il semblait qu’on fût dans la rue. Il gelait jusqu’au coin du poêle, bourré pourtant de cotrets obtenus à grand’peine, — une folie de Martial, inquiet de voir retousser Nini. La réserve du tiroir baissait de plus en plus. Il ne restait que quatre-vingts francs. Allons, il faudrait toucher les trente sous de la garde nationale ! Les journées si courtes, entre le matin gris et la nuit noire dès quatre heures, paraissaient d’une longueur mortelle. Impossible de toucher un ébauchoir ; les maquettes, sous leurs linceuls raidis, étaient toutes crevassées, L’Andromède pétrifiée semblait une vieille. Eût-on pu manier la glaise, l’envie manquait. Cette vie anormale dévorait tout. L’artiste diminuait dans l’homme. Lire, s’évader dans le rêve ? Mais les yeux se détachaient de la page. Comment oublier une minute la réalité tragique ? L’univers se limitait à la ville investie, à ce siège qui durait depuis cent trois jours, à la dureté du présent et à l’inconnu de l’avenir.

Martial essayait de tromper son impuissance en sortant, en se mêlant à la vie des autres. La rue Soufflot, avec ses maisons rares, ses passans filant comme des ombres, avait dans le silence et la neige un aspect de lointaine province. Presque plus de fiacres, les omnibus se traînant à de longs intervalles. Les volet clos de la crémerie Groubet, sous le balancement de l’enseigne, la vache rouge en zinc, lui rappelaient avec un serrement d’es-