Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/765

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
761
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

étrange se fit entendre, et presque aussitôt tout tremblait, l’abat-jour de la lampe, le Persée sur la cheminée, les vitres, dans un effroyable tonnerre. Muets, le cœur en suspens, ils tournaient leurs regards vers la fenêtre obscure, cet abîme du ciel et de la nuit où l’énorme grêle tourbillonnait. Par delà l’océan des toits, ils évoquaient les coteaux liés par une ceinture de fer, le cercle invisible que la province en marche n’avait pu atteindre, que désormais elle ne pourrait plus rompre, tout l’horizon charmant, aux bois noirs saccagés, d’où les batteries de Krupp crachaient leurs obus géans, foudroyaient Paris.

— Quand on pense, fit Jacquenne avec un éclat de rire amer, que ce Trochu, — et cela, j’en suis sûr, — doutant de tout parce qu’il doute de lui, sans foi dans son armée, dans ce Paris qui fait pourtant chaque jour ses preuves, n’a trouvé, contre ces Attilas, d’autre ressource que d’implorer sainte Geneviève, patronne de Paris !

Thévenat eut un geste étonné.

— Oui, dit Jacquenne. Il a envoyé à l’Imprimerie nationale une proclamation si saugrenue que le gouvernement, par peur du ridicule, l’a supprimée. Il invoquait la protection de la sainte, la remerciait de son intervention manifeste : elle seule avait pu inspirer aux Allemands cette pensée du bombardement qui les déshonorait.

— C’est un homme d’autres temps ! dit Thévenat.

Et, à l’idée de ce Breton mystique, général de la République, qui, à l’époque des canons à longue portée, au moment même où Bismarck enseignait que la force prime le droit, ne trouvait, dans son patriotisme sincère de citoyen, dans son expérience de soldat malheureux, que des armes pareilles, ils eurent un soulèvement de rage.

— Pourquoi, reprit Thévenat, ce chrétien ne pense-t-il pas d’abord au beau précepte : « Aide-toi, le ciel t’aidera ? »

Le lendemain, décidément, la Garde nationale chômait, — Martial fit son tour de quartier. Un balcon descellé pendait à la maison d’en face. Quelques incendies, çà et là, dressaient leurs colonnes de fumée noirâtre. Les obus à pétrole en allumèrent douze. Depuis la première bombe, il y avait eu 94 victimes, 86 maisons frappées. Mais, déjà remise de son alerte, la population circulait comme de coutume. Les déménagemens, nombreux les premiers jours, devenaient rares. Les rues dangereuses,