Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/766

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
762
REVUE DES DEUX MONDES.

d’abord désertes, se remplissaient de curieux et de promeneurs. Sitôt qu’un obus avait éclaté, les gamins couraient, donnant la chasse aux éclats. Les fragmens de fonte faisaient prime ; chauds, sentant la poudre et le goudron, ils se payaient plus cher. Le dimanche, dans les quartiers bombardés, l’affluence des badauds incorrigibles, dont ici la puérilité se haussait à l’héroïsme, avait été considérable. On s’étonnait presque du peu de traces que dans l’immense ville laissait l’énorme grêle. Grâce au dégel, un pigeon arriva. La nouvelle d’une victoire de Faidherbe à Bapaume donnait un peu d’espoir. L’admirable conduite des marins dans les forts, écrasés par le tir ennemi, et répondant comme à la manœuvre, enthousiasmait. Aux grilles des boucheries, où les queues patientes s’éternisaient, les seules qui soutinssent vraiment le siège, dont tout le poids retombait sur leurs épaules maigres, les femmes par milliers, avec un entêtement sublime, une énergie sombre, luttaient de toute leur souffrance silencieuse. Jamais on ne s’était cramponné davantage à l’espoir tenace, à l’irréductible volonté de ne pas se rendre. Paris écoutait le charivari, suivait du regard les trajectoires de mort, et, dédaigneux, songeait : « C’est bien la peine ! »

XVI

Journal de Gustave Réal.

Le carnet, dont la couverture s’élime, est devenu une chose triste et sale, couleur de ses pensées. À travers taches d’encre, hiéroglyphes au crayon, notations et souvenirs, une lettre de Charmont, reçue la veille, pique sa page griffonnée par Marcelle et dit le château envahi, les santés sauves. Il y a aussi, d’Eugène, un mot qui a voyagé ; le revers porte les timbres du Mans, de Rennes, de Sainl-Malo et du Havre… Eugène est tout près du Mans, où il se remet de ses fatigues. L’armée de Chanzy se reforme… Mais où sont Charles, Louis, Henri ?…

Arras, 1er janvier.

Des coureurs ennemis sont venus jusqu’aux portes ; une reconnaissance les a dispersés. Aujourd’hui l’armée se rassemble en avant de la ville ; un nouveau mouvement se préparc. Mon am-