Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/780

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
776
REVUE DES DEUX MONDES.

Du Breuil, canne au poing, avait marché. Une lutte épique ravagea le château, ensanglantant chambres, escaliers, corridors. Les Allemands se cramponnaient au rez-de-chaussée, les Français aux caves et aux étages supérieurs. Enfin le château leur restait, mais en flammes. Dans le bourg, on se massacrait pied à pied, à travers l’escalade des rues. Pour s’emparer des maisons, il fallait masser des fagots, et mettre le feu. Une acre odeur de chair brûlée prenait à la gorge ; jusqu’à dix heures, l’incendie crépita, dans l’écroulement des murs et le fracas des charpentes. Le brouillard s’étant dissipé, on s’égorgeait au clair. La fusillade continuait, meurtrière, atroce ; des zigzags d’étincelles voletaient au flanc des nuages rouges. Et sur ce carnage tomba la paix du clair de lune, scintillèrent, au zénith glacé, les étoiles.

Maintenant, à Bournel, les mains tremblantes, Louis transmettait le télégramme modeste qu’à une heure du matin, Bourbaki, descendu de cheval dans la cour du château, venait de rédiger. Puis c’étaient des dépêches de victoire, signées par de Serres et Clément Laurier : « Le général couche au centre du champ de bataille. Villersexel, clef de la position, a été enlevé aux cris de : Vive la France ! Vive la République ! »


Non loin de là, trois jours après, tandis que l’armée s’ébranlait seulement pour attaquer à Arcey les avant-postes de Werder, qui, profitant du répit malheureux imposé à Bourbaki par les difficultés du ravitaillement, s’était glissé devant Belfort, — un convoi d’une trentaine d’hommes et de quelques voitures avançait, à bout de forces.

— Voit-on le village ? demanda de l’intérieur d’un fourgon une voix jeune, bien lasse.

— Nous y sommes, foi de Rombart !

Et, grimpant sur le marchepied, le vétéran appuya son dire d’une grimace, pour faire rire Henri :

— Dans une heure !

— Je descends, fit le jeune homme.

L’immobilité lui était aussi odieuse que la marche. Il se rejetait de l’une dans l’autre, avec un désespoir taciturne. Cette vie de piétinemens et d’arrêts, ce cauchemar de bête de somme avaient abattu sa fierté juvénile. Il était tombé de l’enthousiasme et de l’espoir au plus morne abattement ; il haïssait son oncle. Était-ce un métier que de relever sous le fouet à toute mi-