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tous les autres, par une impression sentimentale et pieuse ; encore moins sous une figure personnelle, avec les traits humains du Christ ou, comme ils disent, du « petit Jésus, » mais par une intuition foudroyante, exaltée jusqu’au transport, jusqu’à l’extase, de l’Être absolu et infini.

Le P. Gratry a été le philosophe et le métaphysicien qu’avaient annoncé des signes aussi éclatans. D’aucuns, rapporte son biographe, en ont pu douter. Voici comme il leur répond : « Si, pour être philosophe et reconnu comme tel, il faut avoir inventé quelque système inconnu jusqu’alors, trouvé sur les problèmes essentiels que se posent la raison et la conscience des théories entièrement inédites, annoncé la prétention d’ouvrir à l’esprit humain des voies pas encore frayées et où l’expérience et la sagesse traditionnelles ne seront comptées pour rien : dans ce cas, après avoir décerné pompeusement le titre de philosophe à Spinoza, à Kant, à Hegel, on pourra le dénier au P. Gratry[1]. »

En ce sens et à ce prix, le P. Gratry l’eût refusé tout le premier. Une aventure de sa jeunesse l’avait mis de bonne heure en garde contre l’esprit de nouveauté, ses illusions et ses égaremens. Il se souvenait d’avoir admiré trop longtemps, comme un sage et même comme un saint, un maître qu’il devait reconnaître un jour pour un charlatan et un imposteur. « Pourquoi, se demande-t-il, avais-je couru ce danger ? Parce que je cherchais les hommes qui parlent en leur nom et non pas ceux qui parlent au nom de Dieu. Cet homme me séduisait parce que je le croyais savant et auteur de fort grandes découvertes. Et je méprisais les prêtres parce qu’ils n’avaient rien inventé. Je ne voyais pas que cet homme, qui avait inventé tant de choses, inventait la vérité, pendant que ces prêtres, qui n’inventaient rien, se bornaient à transmettre la vérité reçue. J’étais dans cette erreur que condamne l’Évangile : « Moi, je viens au nom de mon Père, et vous ne me recevez point. Si quelqu’un vient en son propre nom, vous le recevez[2]. »

Il ne fut pas de ceux qui viennent en leur propre nom. Mais, reprend le cardinal Perraud, « si l’essence de la philosophie, suivant le sens étymologique de ce mot, consiste dans la recherche et dans l’amour de la sagesse ; si, pour rappeler de belles définitions des anciens, elle est « la connaissance des choses divines et des choses humaines, » de leurs causes et de leurs rela-

  1. Cardinal Perraud.
  2. Souvenirs de jeunesse.