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La raison ! Le P. Gratry a protesté toute sa vie, et par toute son œuvre, de son respect et de son amour pour elle. Avec une mélancolie pénétrante, il répétait sans cesse le mot de Fénelon : « Nous manquons encore plus sur la terre de raison que de religion. » Où donc, se demandait-il, « où donc sont aujourd’hui les esprits médiocrement raisonnables ? » Autrefois on combattait le christianisme au nom de la raison ; maintenant, ayant reconnu qu’elle le soutient et le confirme, on ose, afin de le perdre à tout prix, s’attaquer à la raison elle-même. Tel fut l’effort ou le crime de Hegel, et, dans la fameuse doctrine de l’identité des contraires, le P. Gratry ne voulut jamais voir autre chose que le plus monstrueux des attentats contre la raison. Toute l’introduction de la Connaissance de Dieu consiste dans une admirable apologie de la raison, dans la défense de ces principes naturels, de ces « préambules de la foi » que l’Église a toujours consacrés et qu’elle inscrivit un jour en tête du catéchisme rédigé par les Pères du Concile de Trente. Qui donc a parlé plus magnifiquement que ce théologien catholique de la philosophie grecque ? Qui s’est plus directement inspiré de Platon, lui empruntant sa méthode préférée, la dialectique, et se félicitant que saint Thomas ne lui fût nullement contraire, « ce qui serait un défaut capital. » — « Les chrétiens, quand la lumière de l’Évangile illumina le monde, n’avaient point à changer les élémens de philosophie véritable qui étaient dans le monde. Ils n’eurent qu’à les accepter, comme ils ne purent qu’admettre la géométrie. Ils ont reçu Platon et Aristote, dans la partie solide de leurs travaux, comme ils avaient reçu Euclide[1]. » C’est en ces termes que, dans son histoire de la théodicée, au moment d’aborder saint Augustin, l’auteur de la Connaissance de Dieu prend congé de la philosophie antique. Et plus loin, embrassant du regard les deux versans que sépare la croix, il ajoute : « Des deux régions du monde intelligible qu’ont distinguées tous ceux qui ont entrevu la lumière, l’esprit humain occupait l’une, et par une conjecture certaine regrettait l’autre. Maintenant il occupe les deux[2]. » Dira-t-on toujours que le P. Gratry méconnaît la raison, quand on le voit l’admirer ainsi, même seulement païenne, et lors même qu’elle ne faisait encore qu’attendre la foi ?

Qu’on se rappelle aussi quelle part il a faite à la raison dans

  1. Connaissance de Dieu.
  2. Ibid.