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LE P. GRATRY.

circulation du sang et des soulèvemens de la poitrine. La vraie musique est sœur de la prière comme de la poésie. Son influence recueille et, en ramenant vers la source, rend aussitôt à l’âme la sève des sentimens, des lumières, des élans. Comme la prière et comme la poésie, elle ramène vers le ciel, lieu du repos. »

Le soir, à l’heure de la poésie et de la prière, le P. Gratry aimait qu’on fît de la musique autour de lui. Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je vois encore, très loin et comme au bout de mon enfance, quelques-uns de ces soirs harmonieux. C’était rue Barbet-de-Jouy, dans le grand cabinet de travail du Père. On découvrait par une large baie le dôme des Invalides et tout le bleu des nuits d’été. Debout auprès de la fenêtre, le P. Gratry parlait des astres. Il me semble que sa voix était douce, un peu couverte, mais pénétrante et comme lumineuse au travers d’un voile. Nous étions peu nombreux : le P. Adolphe Perraud (aujourd’hui le cardinal), son frère Charles, mes parens et moi-même, un peu troublé. Quand la nuit était complète, on allumait des flambeaux, on ouvrait le piano : « Mes petits enfans, disait-il alors, il faut jouer pour les Muses et pour nous, » et l’on croyait, tellement l’heure était recueillie, presque auguste, jouer en effet devant des témoins invisibles et divins.

Toutes ces choses sont passées ; mais il me suffit encore d’une page du P. Gratry, ou même de son nom seulement prononcé, pour que je m’en souvienne. La musique autrefois mit quelque chose de commun entre ses dernières et mes premières années. Puisse-t-elle aujourd’hui me servir de prétexte, ou d’excuse, pour m’être permis de lui rendre un hommage trop peu digne de lui !

Camille Bellaigue.