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faisait que de naître, fut dans la nature trop souvent objective et tout extérieure de cette création. La sonate, disions-nous, a banni peu à peu la danse de la musique pour piano. Cela est vrai des « Sonates bibliques » alors même qu’en certaines parties elles gardent encore des titres chorégraphiques. Mais leur « sujet » n’est pas toujours pour cela beaucoup moins extérieur. Il est trop souvent étranger à l’ordre du sentiment. Ce ne sont plus les gestes ou les pas que la musique signifie : ce sont les faits, peut-être encore moins dignes d’elle. Il faudra qu’elle apprenne de plus en plus à s’en détacher et que tôt ou tard, suivant le mot du philosophe, elle ne jouisse que des âmes.

Avec Philippe-Emmanuel Bach, elle commence à goûter cette jouissance. Le premier en date, et comme le père des grands musicographes allemands, Forkel, divise et définit ainsi l’une des plus belles sonates du maître : « Premier morceau : indignation. Andante : réflexion. Andantino : consolation mélancolique. » Il n’y a déjà plus là de sujet extérieur ou pittoresque ; la musique rentre en nous et en soi. M. Shedlock estime que les sonates de Philippe-Emmanuel ont « pavé le chemin » devant celles de Haydn, de Mozart et de Beethoven. « Pavé » me paraît dur. Elles l’ont aplani, tracé très large, très droit, et quelquefois même elles l’ont fleuri. Ce qu’il y a de plus surprenant chez ce fils de Bach, c’est qu’il ne ressemble pas à son père. Il est à la fois très digne et très éloigné de lui. La polyphonie, et plus précisément la fugue, le contrepoint et la scolastique, n’ont pour ainsi dire aucune part à ses très libres sonates. Comme il se destinait à la magistrature, on suppose que le père toléra chez ce futur amateur le goût et la culture même d’un art moins sévère que le sien, d’une musique plus légère et, comme on disait alors, « galante. » Envoyé pour étudier le droit à Francfort-sur-l’Oder, il ne l’y étudia pas longtemps. Le bruit se répandait en Allemagne que le prince royal de Prusse (extravagance inouïe chez un Hohenzollern ! ) constituait sa maison musicale. Philippe-Emmanuel offrit ses services, qui furent acceptés, et l’honneur lui revint, si je ne me trompe, d’accompagner au clavecin le premier solo de flûte exécuté à Charlottenburg par le prince Frédéric, devenu le roi Frédéric II.

Philippe-Emmanuel ne fut un fils en quelque sorte que dans l’ordre de la nature. Dans l’ordre esthétique, il a donné plus et surtout autre chose qu’il n’avait reçu. Son œuvre (je parle de ses