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hommes que jamais il n’avait vu, ce maître tout-puissant de leurs vies, dont la volonté planait, souvent inefficace, toujours présente, sur leurs sommeils et leurs marches. Il fut remué à cette apparition, comme s’il eût vu un être mystérieux, l’âme même de cet immense corps qui, étendu sur des lieues de bois et de collines, rassemblait ses dernières forces. Il écoutait le général parler d’une voix nette, tranquille, à un colonel accouru. Les paroles tombaient dans le grand silence, comme un réconfort. Et, devant le groupe des officiers d’état-major attentifs, dont les visages reflétaient une expression mâle, les silhouettes graves des spahis brûlés de soleil, aux petits chevaux nerveux qui se mordaient, enragés de froid, Eugène éprouvait une impression de grandeur, au rayonnement de la pensée qui veillait là.

Chanzy s’éloignait. Nul ne se doutait, à le voir passer, qu’un prodige l’avait mis debout, le maintenait en selle. Au lit, la veille, toute la nuit, il avait sué la fièvre, inspirant à ses aides de camp de cruelles anxiétés ; au matin, il avait demandé son cheval, donné ses instructions à l’intendant général, au médecin en chef, et, lucide comme à ses meilleurs jours, galopé vers le faubourg de Pontlieue et la Tuilerie, commençant l’inspection de ses lignes par l’extrême droite. Inquiet de ce qu’au lieu de la vigoureuse offensive prescrite la veille, on eût reculé de toutes parts, il avait dicté des ordres inflexibles : résister à outrance, comme à Josnes, défendre les positions coûte que coûte, sans idée de retraite ; l’accès du Mans serait interdit ; la cavalerie ramasserait les fuyards, qui seraient ramenés au feu, et, s’ils bronchaient, fusillés ; tout chef de corps qui ne saurait maintenir sa troupe, cassé, comme récompensé sur le champ de bataille quiconque se distinguerait. Enfin, en cas de débandade, pour forcer l’armée à faire face, il n’hésiterait pas à couper les ponts. Lorsqu’il eut parcouru l’aile droite, quitté le front des troupes de Jauréguiberry, sa course à l’air vif, l’imminence de la bataille, lui avaient rendu toute sa belle humeur ; il avait vu, en avant de Changé, les sentinelles prussiennes et françaises se lancer des boules de neige ; plus loin, il avait essuyé une fusillade. Rentré en ville, il en ressortait pour visiter les hauteurs d’Yvré-l’Évêque. Là et à Champagné, repris pendant la nuit, était la division Gougeard ; sur le massif d’Auvours, couvert de bois et de retranchemens, le 17e corps ; plus loin, au nord du Mans entre la Sarthe