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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

chaude, l’habituelle vision de flamme, de fumée et de sang, les branches qui cassent, les maisons dont les plâtras dégringolent, les hommes qui tombent, à travers le sifflement des balles et l’éclat gémissant des obus, toute la démence qu’est un combat dans la paisible nature, sous le silence d’un ciel de neige. Les munitions s’épuisent ; une panique de mobilisés ; des hurrahs tout près, dans un bois. Comment se retrouve-t-on dans Parigné, où des mitrailleuses alternent leurs craquemens avec l’explosion des pièces de 4 ? Une nuée de Prussiens s’abat. Les mitrailleuses sont prises, reprises. Les Prussiens fourmillent. Comment se trouve-t-on maintenant sur la route de tout à l’heure, fuyant vers Ruaudin, poursuivis par des uhlans ? Comme c’est court et long, une bataille !

Eugène, quand il se ressaisit, au crépuscule, fut étonné de ne retrouver autour de lui que M. de Joffroy et une dizaine d’hommes de la compagnie ; seuls de sa section, Boniface et Neuvy étaient là. Ils avaient perdu le régiment, campèrent sur place, mêlés à des lignards et à des chasseurs à pied. Le ventre vide, ils balayèrent la neige, et s’étendirent, roulés dans leurs couvertures, serrés les uns contre les autres. Nuit de sommeil fébrile pour Eugène, qui, réveillé à chaque instant, remâchait la fatigue et l’énervement de la journée, la fureur d’être battus encore, l’attente de la grande mêlée où se dénouerait cette fois le sort de la deuxième armée, qui sait ? celui de la France ! Il souhaita de toutes ses forces la victoire inattendue, flamboyante, qui ouvrirait la série des chances heureuses, balayerait la terre de France, le rendrait à lui-même, à sa vraie vie, aux siens. Les ronflemens de M. de Joffroy l’irritaient ; il enviait cette paix. À l’aube, comme il se dressait, secouant sa courbature transie, le capitaine ouvrit les yeux, et bâillant : — Ah ! fit-il, j’ai bien dormi !

Mais, au loin, un groupe galopant d’officiers parut, grandit, se rapprocha, comme un lancement de pensée rapide. Dans une escorte de burnous rouges, en tête de son état-major, un général, buste droit sous la pelisse, le front haut, s’arrêta. Son regard serein embrassa les zouaves, les chasseurs, les mobiles. Une confiance adoucissait sa figure énergique. Sous les moustaches effilées, la bouche fine souriait, dans la barbiche blonde. L’éclair d’une seconde, Eugène sentit se poser sur lui le regard du chef, et en même temps une forte impression de calme, d’espoir, entrait dans son cœur. Il comprit alors que c’était Chanzy, cet