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tentant de passer la rivière sur la glace, disparurent. Maintenant, le général a rallié quelques débris, mais on est trop peu ; il appelle ses propres soldats, les mobilisés de Rennes et de Nantes, le premier bataillon de zouaves pontificaux. Le moment est venu. Eugène et M. de Joffroy l’ont compris. Le plateau d’Auvours, c’est la clef du Mans ; par là, les Allemands, trouant au centre, divisent l’armée en deux tronçons, coupent la retraite. Il faut reprendre la hauteur à tout prix. Instinctivement, ils sont aux premiers rangs, mêlés aux zouaves pontificaux qui les interpellent : « Eh ! les mobiles, y a de la place ! » Le général Gougeard lève son sabre et, se souvenant de la devise des héros de Loigny : « Allons, messieurs, en avant, pour Dieu et la Patrie ! Le salut de l’armée l’exige ! »

La charge sonne. La petite colonne s’ébranle. La pente abrupte est devant elle, hérissée de taillis à la base, puis hachée de petits murs et de talus de culture ; partout des arbres, des haies, des buissons. Une neige épaisse emplit les creux, cache les fossés. En haut, derrière les bois et les retranchemens, des masses d’infanterie prussienne. De sang-froid, on aurait peur. Mais, au son des clairons et des tambours, lançant les notes saccadées de la charge, le cœur bondit, une étrange ivresse emporte sous un feu meurtrier ces hommes confondus qui sans répondre grimpent, baïonnette haute. À mesure qu’on s’élève, la colonne grossit ; des soldats de toutes armes, des chasseurs du 10e, restés à combattre dans un pli, se joignent à l’assaut ; on approche des cimes ; le feu roule, dans un fracas désespéré. Le cheval du général Gougeard s’abat, atteint de six balles. Mille petits combats s’éparpillent, à chaque obstacle. Encore un élan, des maisons conquises, on est au sommet du plateau, dans un champ planté d’arbres. Eugène voit à son côté M, de Joffroy ; leurs hommes sont là, soulevés du même transport. Boniface, la baïonnette tordue, rit nerveusement. Neuvy a l’air ivre. Près d’eux, des zouaves pontificaux sont étendus, morts ; d’autres foncent contre un taillis d’où les Prussiens embusqués tirent à bout portant. Un vertige de rage, de fatigue et de faim frappe irrésistiblement Eugène ; il voit rouge, dans une frénésie de meurtre ; le sang de la bête primitive crie en lui. Avec un soupir rauque, il se jette, le sabre brandi, dans un corps à corps de zouaves et de Prussiens, n’aperçoit qu’un officier blond, mince comme lui, et qui, nu-tête, lui tourne le dos. La fascination de cette nuque blanche et de ces